Les accords de défense et de coopération militaire, instruments d’une politique dédiée à l’influence de la France en Afrique

Arnaud Seminakpon Houénou, “Les accords de défense et de coopération militaire : instruments d’une politique dédiée à l’influence de la France en Afrique”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp.128-139. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/les-accords-de-defense-et-de-cooperation-militaire-instruments-dune-politique-dediee-a-linfluence-de-la-france-en-afrique/

Les accords de défense et la pax gallica en Afrique

Pour redorer son blason de puissance en pleine guerre froide, la France a fait de l’Afrique Noire francophone un levier solide pour favoriser son rayonnement mondial. Dans cette perspective, le Général de Gaulle était convain cuque « pour être grande, la France a besoin des pieds du colosse africain »1. L’urgence des mots trace ici le chemin de ce qui aura été et est encore la politique de la France en Afrique notamment son volet militaire conçu comme un marchepied indispensable à son audience dans le monde. Du fait de l’échec de la Communauté constitutionnelle en 1958, les impératifs politiques et stratégiques ont amené les autorités françaises à construire des liens contractuels engageant verticalement l’État français et les États africains sur le plan militaire. Par ce biais, elle a réussi à se maintenir sur le continent africain après la décolonisation dans une position singulière par la coopération militaire, dont les accords de défense sont une expression privilégiée.

La notion d’« accord de défense » est une notion bien spécifique contenue dans la terminologie générique unique communément utilisée qui est la « coopération militaire ». Il requiert un sens juridique approfondi et possède de fait et de droit un caractère exorbitant à la charge des parties plus qu’un simple traité d’alliance stratégique. De l’ensemble des États issus de l’éclatement de la Communauté en 1958, un nombre important de ces États a conclu des accords de défense avec la France notamment : la Côte d’Ivoire en avril 1961, le Cameroun en février 1974, le Gabon novembre 1960, le Madagascar juin 1960, le Niger février 1961, le Congo août 1960, le Sénégal mars 1974, le Togo juillet 1963, la République centrafricaine août 1960, la Mauritanie juin 1960, les Comores en 1977, la République de Djibouti en 1977, et plus récemment le Mali en 2013. La mise en œuvre de ces accords s’est traduite sur le terrain par un maillage militaire français en Afrique qui s’est résumé en un binôme stratégique : « présence et intervention », duquel résulteront pendant plusieurs décennies de coopération ce qu’on a appelé les relations « Françafrique ».

Ainsi, en se servant de la caution juridique des accords de défense et des accords d’assistance technique2, le dispositif militaire exceptionnel français en Afrique Noire francophone lui a permis de garder le contrôle sur les États africains, de maintenir son influence sur le continent et certains avantages sur les États signataires de ces accords, avantages qui se mesurent par rapport à la supériorité dans le statut, la supériorité matérielle et la supériorité dans la liberté d’action et de décision, sur les armées locales. Pour les autorités françaises, les objectifs de la politique de défense de la France en Afrique sont manifestement de préserver ses intérêts qu’ils soient stratégiques ou de puissance, d’apporter une assistance militaire à ses alliés africains en cas d’agression ou de subversion, et de permettre une intervention ultra-rapide lorsque la situation l’exige.

La mise en œuvre des accords n’a pas un caractère automatique et reste, dans tous les cas, soumise à l’appréciation de la France. Le principe de base des différentes conventions signées avec les États africains consiste à ce que ces dernières donnent la possibilité et le pouvoir à l’armée française d’intervenir sur le territoire des États concernés pour assurer leur sécurité intérieure, en cas d’agression, de coups d’État ou toutes autres velléités susceptibles de mettre en péril l’ordre hégémonique français sur le continent. Selon les dispositions des textes, les États africains « sont responsables de leur sécurité intérieure », sans qu’il soit nécessaire que la France fasse intervenir son armée. Cela renvoie au maintien de l’ordre sur le territoire des États africains et donc du respect de leur souveraineté par la France. Les faits, par la suite, vont attester du contraire. La question du maintien de l’ordre public a été réglée par la Directive n° 1231 — PM/CAB.MIL du 29 août 19593. Selon cette directive, le maintien de l’ordre a pour objet premier de prévenir les troubles afin de n’avoir pas à les réprimer. Les conventions concernant la défense intérieure encore appelées conventions de “maintien de l’ordre” ont été signées par la République centrafricaine (août 1960), le Cameroun (février 1974), le Sénégal (mars 1974), le Congo (le 18 mai 1960), le Tchad (le 6 mars 1961), le Gabon (le 18 mars 1961), la Côte d’Ivoire (le 9 février 1962), le Niger (le 14 mai 1961), le Madagascar (le 4 juin 1962) et la Mauritanie (le 16 février 1962). Les dispositions prévoient que les États signataires confrontés à des difficultés de maintien de l’ordre à l’intérieur de leurs frontières « peuvent dans des conditions définies par les accords spéciaux, demander à la République française une aide pour faire face à ses difficultés ». Par exemple, la convention entre le Togo et la France indique en son article 3 que « si l’évolution de la situation intérieure l’exige, le représentant de la République française peut, à la demande du Gouvernement de la République du Togo, accorder l’appui d’unités de la gendarmerie et des forces armées françaises au maintien de l’ordre public dans le territoire de la République du Togo4. » Dans les faits, il peut s’agir d’une aide indirecte (soutien logistique et, éventuellement, des services) où, devant une situation particulièrement grave et après que le gouvernement du pays concerné a recouru à tous les moyens dont il dispose sans succès, la France peut intervenir directement sur le territoire de l’État par le biais de ses forces armées. La prise de décision quant à l’opportunité de l’intervention de l’armée française pour le rétablissement de l’ordre à l’intérieur d’un État partenaire, a lieu selon qu’il s’agisse d’une intervention directe ou indirecte. Dans le cas d’une intervention indirecte, l’assistance ou l’aide indirecte est accordée sur demande du chef du gouvernement africain par l’ambassadeur de France auprès de cet État. Quant à la demande d’intervention directe, elle est adressée par le chef d’État africain ou malgache au président de la République française par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France.

Ce dispositif est un blanc-seing donné à la France pour jouer un rôle déterminant dans le contrôle des politiques intérieures des États africains. La permanence de ces liens a en effet permis à la France d’apporter au moyen d’interventions militaires son soutien aux pouvoirs en mal de légitimité qui continuent de jouer la carte de l’amitié franco-africaine, ou dans le cas des « non-interventions actives », de désapprouver les chefs d’État qui se seraient déviés de cette amitié commune. Ce faisant, la France est devenue le « gendarme de l’Afrique » qui garantit à coups de canon la longévité des pouvoirs politiques et la stabilité sur le continent africain. On peut, à titre d’exemple, citer la défense du régime gabonais en 1964, après le coup d’État militaire qui a renversé le Président gabonais Léon M’Ba. Dans la nuit du 17 février 1964, la France a dépêché un contingent de parachutistes en stationnement au Sénégal et au Congo pour rétablir le Président dans ses fonctions dès le lendemain. On remarquera que le président déchu était matériellement incapable depuis sa capture de faire une demande officielle à la France selon les procédures prévues par les textes des accords pour faire déclencher le processus devant permettre de faire intervenir l’armée française. Dans de pareilles situations, la France recourt à tous les moyens possibles pour faire correspondre les réalités les plus souvent inédites aux dispositions des accords. De fait, c’est le conseiller du Président M’Ba, Paul-Marie Yembit qui apposa sa signature au bas de l’ordre de réquisition en tant que mandataire présidentiel.

À l’opposé de l’exemple gabonais, on notera le contraste saisissant dans la situation au Congo-Brazzaville. En effet, en août 1963, menacé par une situation insurrectionnelle dans son pays, l’abbé Fulbert Youlou, alors Président en exercice du Congo-Brazzaville, malgré sa demande pressante à la France sur la base des accords de défense que le Congo a dûment signés avec l’État français, pour lui venir en aide face à la situation insurrectionnelle qui le menaçait, le général de Gaulle avait refusé de faire intervenir les forces armées françaises. Par suite, le président congolais élu avait été finalement renversé par l’émeute dont le chef de file était alors Massamba-Débat. Comme une répétition de l’histoire, en 1997 Pascal Lissouba, président démocratiquement élu de la République du Congo avait été aussi emporté par une guerre civile atroce conduite par les « rebelles ninjas » de l’ancien-nouveau Président Denis Sassou Nguesso sans que la France ne fasse intervenir ses forces armées. Le Président Chirac paradoxalement a été le premier chef d’État à avoir félicité le Président Sassou pour sa « victoire contre la démocratie ».

À partir de ces exemples et sans forcer le trait, on peut se rendre à l’évidence du caractère discrétionnaire du pouvoir de décider de l’opportunité d’action dont dispose l’État français dans les relations franco-africaines. Ce pouvoir de la France sur ses partenaires africains lui laisse le champ libre en fonction de ses intérêts et selon les circonstances, de décider de l’opportunité d’une intervention armée. Il est rendu possible par le caractère secret et opaque des accords de défense dont l’interprétation est librement laissée à la France. Autrement dit, comme au temps de la colonisation directe, l’intérêt de la France demeure, pour les États indépendants de l’Afrique, le seul facteur déterminant dont dépend la sécurité de ceux-ci. Les variables explicatives de cette politique interventionniste sont trop souvent perçues par les populations africaines comme subjectives et floues, et le discours tenu par les officiels est un facteur de justification de ces interventions militaires. Ce discours qui est construit, à dessein, est comme une dynamique contribuant au cadrage médiatique pour justifier l’intervention militaire afin d’avoir le soutien de la population française.

La même situation a prévalu en décembre 1999 en Côte d’Ivoire lorsque le Général Robert Guéï par un coup d’État militaire a renversé Henri Konan Bédié alors Président démocratiquement élu de la Côte d’Ivoire. La France n’a pas souhaité secourir militairement le président déchu alors même que la Côte d’Ivoire a des accords de défense et de maintien de l’ordre avec la France. Quelques années plus tard, en 2008, lorsque les rebelles tchadiens sont aux portes de N’Djamena, prêts à renverser le président Idriss Déby, des colonnes de blindés de l’armée française ont prêté aide et assistance à l’armée régulière tchadienne pour stopper la progression des rebelles sur la capitale sauvant et protégeant ainsi le pouvoir dictatorial du président Déby, alors même que le Tchad et la France ne sont plus liés par des accords de défense. Cette stratégie à géométrie variable quant à l’opportunité pour la France de faire intervenir militairement ou non son armée, dans une situation de crise en Afrique, justifie à bien des égards, sa politique de défense des territoires africains à double vitesse, construite pour être au service des intérêts de la France. L’usage sans retenue et sans motif clair des interventions militaires et son incidence sur le territoire des États africains a engendré des crispations et déclenché des vagues successives de contestation politique et populaire traduite par des dénonciations et des rejets de l’ordre militaire français en Afrique.

La crise de la politique militaire de la France en Afrique

La coopération militaire franco-africaine dans sa logique de conception et de mise en œuvre était trop souvent vécue par les États africains comme une recolonisation. Ce sentiment paraît justifier pour certains États africains au regard du contenu des accords de défense qui pour eux ne leur laissait aucune marge de manœuvre dans l’exercice de leur souveraineté. Ils mettent en cause notamment certaines dispositions des accords qui restreignent leur liberté d’action. À titre d’exemple, l’annexe II de l’accord de défense franco-gabonais stipule que « la République gabonaise, en considération du concours que lui apporte la République française et en vue d’assurer la standardisation des armements s’engage à faire appel exclusivement à la République française pour l’entretien et le renouvellement de ces matériels5. » Ainsi, l’accentuation de ce qu’on a pu appeler la « crise de la coopération franco-africaine », a accéléré la dénonciation du dispositif militaire français en Afrique, ce qui a abouti dans un certain cas à la révision partielle de certains accords signés à l’indépendance avec certains États et dans d’autres cas à l’abrogation pure et simple des accords de défense.

Au bout de quelques années d’exercice des souverainetés acquises en 1960 pour la plupart, les États africains se sont rendus à l’évidence que le binôme « indépendance-accords de défense ou d’assistance militaire technique6 » rendu obligatoire par la France à l’occasion de leurs indépendances, était incompatible avec l’exercice d’une souveraineté effective. Certains États avaient décidé de revenir sur les avantages consentis au profit de la France afin de tempérer sa prépondérance et son influence. Ainsi, la crise de la coopération a débouché sur une première renégociation des accords pour rendre le contenu moins contraignant. Dans le fond et dans certains cas, c’est l’assouplissement de certaines dispositions jugées contraignantes par les parties africaines liées aux premiers accords qui limitaient l’exercice effectif de leur souveraineté, et dans d’autres cas c’est même l’abrogation de certains accords de défense ou de coopération comme au Burkina Faso ancienne Haute-Volta, ou encore au Madagascar, qui a été souhaitée. Ainsi, le ministre tchadien des Affaires étrangères demandait clairement que désormais « on nous prenne au sérieux ». Pour le président de la République du Congo, les relations franco-africaines sont « encore trop traditionnelles, trop à notre désavantage ». Le nombre de déclarations de dénonciation et la virulence des mots témoignaient du profond malaise des partenaires africains de la France que suscitaient sa présence et ses interventions militaires sur leurs territoires.

À l’occasion des renégociations des accords de défense de Madagascar, son représentant s’en est spécialement pris à la présence militaire française à Madagascar et n’a pas tari de mots pour dénoncer cette dernière, il affirmait notamment que « la présence militaire française portait atteinte à la souveraineté de son pays7. » Cela présageait de la suite des discussions entre les parties qui ont abouti à la suppression de la base militaire française de Diégo-Suarez de la Grande île en 1973. Quant au Niger, le président Séyni Kountché avait déclaré en 1975 : « la suppression du point d’appui français de Niamey était devenue indispensable. Cette présence étrangère constituait un anachronisme et était incompatible avec l’exercice complet de notre souveraineté car, pour assurer sa défense, il n’est pas concevable qu’un État ait recours à d’autres forces armées que les siennes8. » Après le coup d’État militaire qui a emporté le président Kountché en 1974, le nouveau pouvoir nigérien avait réclamé le départ « dans les plus brefs délais » du détachement français de Niamey et avait dénoncé l’accord de défense de 1961. Le président avait affirmé : « le stationnement de troupes étrangères sur le territoire d’un pays constitue une atteinte à sa souveraineté » et « tout pacte ou accord militaire présuppose l’existence d’un ennemi potentiel contre lequel il pourrait être éventuellement appliqué », ce qui n’est pas le cas pour le Niger, qui « ne nourrit aucune intention belliqueuse à l’égard de ses voisins, et ne se reconnaît aucun ennemi en ces derniers. »

Après cette vague de dénonciation suivie des renégociations des accords, il s’en est suivi une accalmie, mais qui sera de courte durée puisqu’avec les changements politiques internationaux intervenus après 1989 à la suite de la chute du mur de Berlin, les nouvelles orientations des relations internationales ont fragilisé les positions jusque-là tenues par la France en Afrique. C’est dans ce sillage qu’en 2010 le président tchadien Idriss Déby, secouru par l’armée française en 2006, 2008 et 2019 alors menacé par les attaques de la rébellion tchadienne, critique la présence militaire de la France dans son pays. En effet, au cours d’une conférence de presse tenue au Tchad le 11 août 2010, le président n’avait pas manqué de mots pour critiquer la présence militaire française au Tchad. Il avait estimé que l’opération Épervier du nom de l’opération militaire française en cours depuis 1986 avec près d’un millier de soldats français, ne jouait plus son rôle9. Les dénonciations de la présence française en Afrique par les États, ces dernières années, ont connu un niveau de virulence élevé notamment après le déclenchement de la crise politique en Côte d’Ivoire. De fait, le président ivoirien Laurent Gbagbo qui espérait qu’en vertu des accords de défense et d’assistance militaire qui liaient la France et la Côte d’Ivoire, les autorités françaises prendraient fait et cause pour le gouvernement légal dont il était le représentant. Il déclarait ainsi : « les liens (entre la France et la Côte d’Ivoire) doivent nécessairement changer (…), d’après les accords qui nous lient, les Français devraient être engagés du côté de la Côte d’Ivoire contre les agresseurs, qui viennent du Burkina Faso et du Libéria10. » Au lendemain de l’éviction de Laurent Gbagbo du pouvoir par les forces du président élu Alassane Ouattara aidé des forces d’interposition française sous mandat de l’ONU, le président rwandais Paul Kagamé a dénoncé le rôle de la France dans l’éviction de Laurent Gbagbo : « le fait que cinquante ans après les indépendances, le destin du peuple ivoirien, mais aussi son économie, sa puissance, sa vie politique soient encore contrôlés par l’ancienne puissance coloniale pose problème11. »

La politique militaire de la France à l’épreuve des nouveaux accords de défense

Ces dernières années, la dégradation des relations entre la France et ses partenaires africains s’était accélérée en raison de multiples facteurs. Ils vont du choix des politiques d’intervention ou de non-intervention souvent contestées à certaines pratiques politiques assimilées à du néo-colonialisme. Cette crispation était telle que la France au regard du nouvel ordre politique international et des nouvelles dynamiques politiques en Afrique ne pouvait plus perpétuer une politique qui semblait ne plus tenir dans le cadre de ses engagements internationaux.

Les accords de défense paraissaient dépassés. Ils sont devenus obsolètes sous la conjugaison de trois évolutions de fond qui ont nécessité pour les acteurs de la coopération militaire franco-africaine leur révision. La première de ces évolutions est la recherche d’une autonomie d’action des États africains pour s’affranchir de la tutelle militaire de la France. La deuxième se cristallise autour de l’obsolescence des accords de défense dans un monde post-bipolaire qui a permis aux États africains d’adhérer à une solidarité internationale structurée par la mondialisation. Et enfin la troisième qui se structure autour de l’option de la régionalisation des questions de sécurité en Afrique.

La France a engagé un nouveau processus de remise à plat de sa relation militaire avec certains États africains afin de redéfinir son engagement militaire sur le continent. Dans le cadre de cette redéfinition, le président Nicolas Sarkozy a annoncé le 28 février 2008 en Afrique du Sud, le lancement des consultations en vue du renouvellement des anciens accords de défense. À l’occasion de ce discours, le président Sarkozy annonçait que les nouveaux accords « doivent reposer sur les intérêts stratégiques de la France et de ses partenaires africains », et que surtout, « la France souhaite engager des discussions avec tous les États africains concernés pour adapter les accords existants aux nouvelles réalités en tenant grand compte de leur propre volonté. » Reprise dans le Livre blanc de 2008, cette nouvelle orientation sur la défense et la sécurité nationale précise que les nouveaux accords auront pour objectif d’établir « une relation de coopération nouvelle ne reposant plus sur l’assistance militaire, mais sur un partenariat de défense et de sécurité. » Ainsi, les clauses ou conventions relatives aux possibilités d’intervention de la France en vue de maintenir de l’ordre dans certains pays tels que la Côte d’Ivoire, le Gabon ou le Togo, ont été abrogées. Si dans la forme, le discours s’est voulu moins dogmatique dans une configuration de domination ou de préservation de zone d’influence, dans le fond, peu de choses ont été changées.

La renégociation des accords de défense était une initiative de la France qui sous la pression de certains changements politiques internationaux et l’évolution du contexte politique africain devait faire évoluer les termes de la présence militaire française en Afrique. Cela a donné lieu à des consultations préalables entre les acteurs créant ainsi le cadre politique et stratégique des renégociations. La France étant à l’initiative des renégociations, c’est elle qui a proposé le format des nouveaux accords de défense, expression de la vision française des relations militaires France-Afrique. Cela suppose que dans un pareil contexte, il était peu probable sinon quasiment impossible de voir les dirigeants africains des pays concernés prendre une contre-initiative dans la mesure où la plupart d’entre eux se sont maintenus au pouvoir grâce à ces accords, qui leur garantissaient une certaine tranquillité d’exercice de leur pouvoir pour le moins privatif de liberté pendant des décennies. Cette liberté d’action de la France sur les États africains est révélatrice du manque de transparence et surtout de l’énorme déséquilibre qu’il y a dans la relation militaire France — Afrique et démontre par la même occasion l’incapacité des dirigeants africains à pouvoir s’opposer à certaines décisions militaires de la France en Afrique. L’« invitation » sous la forme d’une « convocation » à Pau dans le sud de la France, adressée par le président français Macron aux cinq dirigeants du G5 Sahel au mois de janvier 2020 pour « s’expliquer » à la suite des manifestations anti-françaises dans certains pays, témoigne de ce malaise militaire français en Afrique.

Si, en raison de la mise en œuvre du nouveau partenariat de défense établi sur la base des nouveaux accords de défense entrés en vigueur à partir de 2008, la France s’interdit désormais l’usage de la clause de garantie de sécurité qui lui permettait d’intervenir militairement dans les affaires intérieures des États, elle le peut toujours d’une manière déguisée sur la base des accords d’assistance militaire technique. Certaines dispositions de ces accords d’assistance sont à peu près élaborées comme des accords de défense, qui recouvrent des termes pouvant donner la possibilité d’une intervention militaire à la France en cas d’agression intérieure ou extérieure des États concernés. Par exemple, la République française n’est plus liée par des accords de défense avec la République du Tchad, mais seulement par des accords d’assistance militaires techniques signés en 1976. Cependant, la France y est intervenue militairement à plusieurs reprises et y dispose d’une force militaire « Épervier » permanente. En somme le nouveau partenariat de défense franco-africain, malgré la part de nouveauté et de clarté qu’il introduit dans la coopération militaire France-Afrique, reste sujet à beaucoup d’interrogations. Malgré le changement de politique de coopération militaire annoncé et entretenu par le discours officiel des autorités françaises, la France n’a pas véritablement modifié dans le fond sa posture militaire en Afrique pour ce qu’elle a d’essentiel dans sa mise en œuvre. Ceci s’est traduit dans la réalité par le contrat d’assistance militaire entre la France et le Mali dans le déploiement de la force « Serval » puis de « Barkhane ». De fait, la France a subordonné le déploiement de « Barkhane » à l’acceptation sans condition pour le Mali de l’exonération totale de la responsabilité de la France, de toutes les bavures militaires imputables à son armée. En clair, la France impose à la République du Mali de ne pas engager la responsabilité de son armée, si celle-ci, dans l’exercice de sa mission de sécurisation sur le territoire malien, par erreur ou délibérément, tuait des civils maliens. Consciente des nouveaux enjeux géopolitiques et géostratégiques qui se jouent de nouveau sur le continent africain plusieurs décennies après la fin de la guerre froide, la France a maintenu en l’état la totalité de ses accords d’assistance militaire technique pour continuer à entretenir ses relations privilégiées avec les États africains élargis au-delà de son pré carré. Selon les mots de Pierre Dabezies concernant la politique africaine de la France sous de Gaulle : « Si le concept de défense, par nature politique, se révèle évolutif et mouvant, il n’en va pas de même pour celui d’assistance militaire technique. Cette dernière, en effet, est non seulement source de liens étroits et permanents, mais, perdant sa connotation administrative, se traduit tout naturellement dans l’armée en termes concrets d’appartenance et de complicité, de hiérarchie ou de camaraderie, de promotion ou d’ancienneté. La personne du général de Gaulle, l’attachement culturel des élites et la spécificité militaire, voilà peut-être, depuis l’indépendance, les trois fondements majeurs de notre réussite et de notre pérennité en Afrique12. » Les autorités françaises sont ainsi convaincues que c’est surtout par le grand dispositif d’accord d’assistance militaire technique, qu’elles peuvent continuer à sauvegarder l’essentiel de leur influence militaire et de leur rayonnement en Afrique.

La relation militaire franco-africaine établie selon les acteurs pour être une relation d’assistance et de soutien s’est révélée à l’épreuve des impondérables stratégiques et surtout politiques au service de la grandeur de la France. Ces choix d’intervention et de non-intervention à plusieurs variables ont fini par brouiller son image sur le continent et l’ont enfermée dans une double posture politico-militaire. Le soutien que Paris apporte aux dirigeants africains acquis à sa cause, apparaît au fil des ans comme une récusation implicite de la démocratie comme possible système politique en Afrique au sud du Sahara dans la mesure où, tantôt complice, tantôt impuissante, parfois les deux, la France « soutient les dictateurs en dénonçant les dictatures ». Dans cette configuration, il faut souhaiter une troisième renégociation, non seulement des accords de défense après ceux de 1970 et de 2008, mais aussi des accords de coopération militaire, cette fois-ci à l’initiative des États africains et en fonction de leur volonté pour desserrer l’étau militaire français sur les États africains du champ.

Notes

  1. Propos repris par Louis Balmond. Voir Louis BALMOND, Les interventions militaires françaises en Afrique, Paris, Pédone, 1998, p. 42.
  2. Le Bénin (1975), le Burkina Faso (avril 1961), le Burundi (1969, puis élargi en mai 1974), le Cameroun (février 1974), la République centrafricaine (novembre1960 et octobre 1966), les Comores (novembre 1978), le Congo (janvier 1974), la République Démocratique du Congo (mai 1974 et juin 1976), la Côte d’Ivoire (avril 1961), le Djibouti (juin 1977), le Gabon (août 1960), la Guinée Équatoriale (mars 1985), la Guinée (avril 1985), Madagascar (juin 1973), le Mali(mai 1985), l’Île Maurice (mai 1979), la Mauritanie (avril 1986), le Niger (février 1977), le Rwanda (juillet 1975), le Sénégal (mars 1974), Iles Seychelles (janvier 1979), le Tchad (mars 1976), le Togo (mars 1976).
  3. Ministère des armées, cabinet du ministre, Instructions relatives au maintien de l’ordre n°1231/ PM/CAB/MIL du 29/08/1959, Service Historique de la Défense, 1R 204.
  4. Accord de défense approuvé par la loi n°63-1253 du 21 décembre 1963.
  5. Annexe II accord de défense franco-gabonaise, 17 août 1960, Service Historique de la Défense, 1R194.
  6. Alfred GROSSER, La Politique extérieure de la Ve République, Paris, Seuil, 1965, p. 74.
  7. Voir Afrique Contemporaine, n°68, juillet-août 1973, p. 17.
  8. Philippe DECRAENE, « Les renégociations des accords de coopération avec la France s’ouvriront en décembre, nous déclare le président Kountché », Le Monde, 1er juillet 1975, p. 3, [en ligne], https://www.lemonde.fr/archives/article/1975/07/01/les-negociations-sur-la-revision-desaccords-de-cooperation-avec-la-france-s-ouvriront-en-decembrenous-declare-le-president-kountche_2575632_1819218.html [Dernière consultation le 20 septembre 2021].
  9. « Idriss Deby critique la présence militaire française au Tchad », Radio France Internationale, 12 août 2010, [en ligne], https://www.rfi.fr/fr/afrique/20100812-idriss-deby-critique-presence-militaire-francaise-tchad [Dernière consultation le 20 septembre 2021].
  10. Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères de la défense et des forces armées sur la gestion des crises en Afrique subsaharienne, Sénat, Session ordinaire de 2005-2006, n°450, 2006, [en ligne], https://www.senat.fr/rap/r05-450/r05-4501.pdf [Dernière consultation le 25 septembre].
  11. Paul KAGAMÉ « Quand un pouvoir tue son propre peuple, cela nous concerne tous », interview réalisée par François Soudan, Jeune Afrique, 11 mai 2011. Kagamé dénonce ici le rôle de la France dans l’éviction de Laurent Gbagbo.
  12. Pierre DABEZIES, « La Politique militaire de la France en Afrique Noire sous le général de Gaulle », Actes du colloque de Bordeaux, 19-20 octobre 1979, Paris, Pédone, 1980, p. 241.

Arnaud Seminakpon Houénou, “Les accords de défense et de coopération militaire : instruments d’une politique dédiée à l’influence de la France en Afrique”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp.128-139. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/les-accords-de-defense-et-de-cooperation-militaire-instruments-dune-politique-dediee-a-linfluence-de-la-france-en-afrique/