Où en est le discours français sur l’Afrique, après trente ans de néo-colonialisme ?
On peut en juger d’après le contenu du nº 560, août 1990, de La Quinzaine littéraire. Cette revue, qui a des ambitions intellectuelles, aurait bien fait de s’abstenir de traiter d’un sujet qui lui est inhabituel. Mais enfin, il faut bien meubler le cœur de l’été. On a confié le numéro à des spécialistes de l’exotisme et on est parti en vacances. De toutes façons, sur ce sujet peu connu, on était incapable de juger des bévues qui seraient commises.
Cela commence avec le titre donné à ce numéro spécial : « Que sont «nos» ex-colonies devenues ? ». Il annonce bien la couleur de l’ensemble, dont le ton dominant est au révisionnisme. « Nos » colonies ? Nous avons eu des colonies ? Vraiment ? Rien n’est moins sûr. Été 90 : Le gouvernement français envoie un contingent de l’armée française au Gabon, soi-disant pour protéger les quelques dizaines de milliers de privilégiés français qui y travaillent fructueusement pour de puissantes entreprises françaises. Vous avez dit « nos »colonies ? Été 90 toujours. Le président Houphouët-Boigny, contesté, appelle à la rescousse le pouvoir tutélaire français qui lui délègue un haut responsable, chargé d’organiser le maintien de l’ordre. Vous avez dit « nos » colonies ?
Promiscuité et révisionnisme
S’il y avait en France des intellectuels dignes de ce nom, c’est-à-dire capables d’examiner des faits avec un minimum d’indépendance d’esprit, et d’en tirer des jugements même choquants, ils auraient, bien sûr, avec pertinence et mordant, intitulé leur numéro spécial : « Que sont nos «ex»– colonies devenues ? ». Les faits l’imposaient, l’honnêteté le réclamait. Nous sommes loin du compte. Ce ne sera qu’une déception de plus. L’intelligence française n’est plus qu’un souvenir.
Nous poserions plutôt la question : Que sont venus faire dans cette galère révisionniste des gens comme Robert Bonneau, Francis Jeanson, François Maspéro, Yves Bénot ? La promiscuité intellectuelle qu’ils ont acceptée est la cause du principal trait qui marque le discours français sur l’Afrique, qui est le confusionnisme. Que pensera, en effet, le lecteur profane ? Que, sur l’Afrique, toutes les opinions sont compatibles, puisqu’elles peuvent être concoctées dans une seule et même marmite, où une pincée d’aromates est bien inutilement gâchée à relever le goût amer du rata révisionniste. Les quelques remarques pertinentes d’intellectuels qui essaient encore de s’accrocher à des principes sont noyées en effet dans le flot insolent de doctrines qu’on croyait définitivement déconsidérées, professées par une majorité prétentieusement pérorante.
Avoir des principes c’est savoir faire des distinctions théoriques essentielles et indiscutables, comme celle qui existe entre un oppresseur et un opprimé. On ne peut pas se tromper là-dessus. Le vocabulaire des principes est net. Le mot impérialisme veut exactement dire ce qu’il veut dire. Il qualifie excellemment les faits décrits ci-dessus : il n’est pas prononcé une seule fois dans ce numéro. En revanche s’y étalent sans pudeur un flot de doctrines bavardes et confuses dont le seul sens est de conforter un révisionnisme franc ou honteux, sur un fond d’indéracinable racisme.
À tout seigneur tout honneur. L›ouverture en fanfare du sujet, après les amuse-gueules sans surprise des textes de Claude Wauthier et de Louis-Jean Calvet, qui ne servent qu’à rappeler quelques poncifs, photo de Senghor à l’appui, est assurée par Jean-Loup Amselle, maître en ethnologie révisionniste et raciste. Avec lui nous trouvons le noyau dur dela doctrine, un os — et quel os — à ronger. Sa contribution a l’avantage de la brièveté et de la clarté, mais il ne travaille pas dans la dentelle. Première idée, suggérée par le titre de l’article : « Un continent corrompu », l’Afrique n’est pas corrompue, elle est africaine, c’est la même chose en africain. En effet ce que nous appelons « corrompu », dans notre vocabulaire occidental est « normal » pour les Africains. Cette pétition de principe ne s’étaye que d’un mélange sommaire de clichés ethnologiques sur « la famille », « les amis », « la sorcellerie » et de verbiage prétentieux sur « l’État mou », « rationnel », « néo-patrimonial », « bureaucratique », « Max Weber », « Gunnar Myrdal », etc. Tout ce verbiage pseudo-scientifique, pseudo-sociologique, ne sert qu’à masquer un constat politique sans mystère. En Afrique il n’y a pas un État-mou qui serait propre à l’africanité, il n’y a pas d’État du tout, un simple État-postiche de région dominée. Ce fait est simple à comprendre. La conquête par les nations occidentales a eu lieu ; elle a détruit toute forme d’État antérieur pour y substituer l’État colonial et depuis trente ans l’État néocolonial, qui est un État assujetti. Chaque jour et chaque événement apportent une éclatante confirmation de cette réalité. Le discours, normalement, devrait être fait pour en rendre compte le plus clairement possible en nommant cette réalité et non pour fabriquer des masques complexes et mystificateurs destinés à la cacher. Il n’y a pas trop à se tourmenter cependant. Ces discours sont malfaisants certes, mais tout discours politique qui nie la réalité, sombre tôt ou tard dans le ridicule, après avoir fait, hélas, des ravages en rendant fous les hommes et les peuples.
Quant au népotisme, est-il vraiment besoin de dire que ce n’est pas un travers typiquement africain mais essentiellement humain ; que depuis toujours, tous les États tant soit peu sains ont lutté contre ce travers mais que, depuis toujours aussi, tous les moyens, même les plus récents et les plus puissants, comme celui de la presse des pays dits libres, en même temps qu’ils sont un moyen de lutter contre le népotisme, en sont eux-mêmes très vite gangrenés. Les Français devraient le savoir mieux que personne, avec leur légendaire usage du « piston », les Anglo-saxons avec leur conception du « lobby ». Selon Montesquieu, qui est d’abord, ce que feignent d’ignorer ses admirateurs, un observateur cynique des mœurs politiques, dans la lignée de Machiavel en Italie, de Hobbes en Angleterre, la république démocratique, idéale en théorie, n’est pas le meilleur État qui soit, parce qu’elle suppose, chez les citoyens, la pratique de la plus haute vertu sous forme de « civisme », qui est, selon lui, impossible. Si l’État africain est gangrené jusqu’à la moelle par un népotisme qui affecte tous les États à des degrés divers, c’est parce que c’est un État infirme, malade, inexistant non par nature, mais par accident historique, où le pouvoir n’est régulé par aucune tradition vivante, mais livré à l’arbitraire de pouvoirs étrangers, qui maintiennent de force en place des gouvernants indignes.
À qui peut-on faire croire qu’il est de la tradition africaine de déposer ses fonds dans les banques suisses, et que, en Afrique, tout le monde trouve cela normal ? Ce n’est pas ce que dirait l’homme de la rue à Kinshasa, Yaoundé ou Abidjan, si Jean-Loup Amselle, en scientifique scrupuleux, allait l’interroger là-dessus. Encore que l’homme de la rue se méfierait probablement avant de répondre : « La vérité coûte cher », disait sobrement mais substantiellement un quidam africain interrogé par Gide en voyage en Afrique. Alors, comme l’Africain de base se tait, Jean-Loup Amselle peut se forger, tout à son aise, unAfricain fantasmatique qui trouve « normal » le gouvernement par la corruption et le népotisme. Il trouvera même quelques griots des pouvoirs-postiches pour venir témoigner pour lui. « Griot » est un mot africain pour désigner une réalité traduite dans d’autres langues par « courtisan », « flatteur appointé », « lèche-cul », etc. L’abondance et la vigueur du vocabulaire témoignent amplement de l’importance du phénomène social qu’il désigne.
Jean-Loup Amselle ne se contente pas d’élaborer une doctrine raciste d’interprétation des phénomènes politiques africains, son discours s’efforce de fonder un révisionnisme historique, sur le modèle de l’autre, mieux connu. Mais pour arriver à se faire qualifier de révisionniste dans une culture où l’anti-colonialisme conséquent n’a jamais été le fait que d’une petite minorité d’intellectuels, même si c’étaient les meilleurs, qui n’ont jamais disposé d’un quelconque pouvoir gouvernemental, étant toujours dans l’opposition et ayant d’ailleurs totalement disparu de la scène médiatique depuis que le pouvoir socialiste est en place, il faut vraiment que Jean-Loup Amselle en fasse beaucoup. Il en fait trop ; jugeons-en :
« Il y a longtemps, comme l’a montré Jacques Marseille, que l’Afrique ne rapporte plus rien à la France. Le maintien de l’aide tient essentiellement à des raisons d’ordre politique : c’est la francophonie qui permet à la France de disposer d’une vingtaine de voix à l’ONU et d’apparaître ainsi comme une grande puissance de deuxième ordre. […] Sur le plan économique l’existence d’une chasse gardée en Afrique a permis que pendant longtemps une partie de l’économie française soit maintenue en état d’arriération. Les entreprises trop faibles pour s’exposer à la concurrence internationale trouvaient en Afrique un exutoire leur permettant d’écouler des produits trop chers ou de qualité inférieure1. »
Cette longue citation était nécessaire pour saisir pleinement les aberrations du raisonnement dans le discours de Jean-Loup Amselle, qui ne respecte même pas le principe logique élémentaire de la non-contradiction, preuve péremptoire que son discours ne doit rien à la logique, il n’est que viscéral, affectif. L’essentiel de l’affectivité tient dans la négation passionnelle « ne doit rien », que Freud traduirait aisément en un « doit tout », dans sa fameuse interprétation de la dénégation affective, celle de l’enfant qui nie sa gourmandise, le doigt encore trempé dans la confiture. Une existence de grande puissance, même « de deuxième ordre », comme le précise aimablement Jean-Loup Amselle, ce n’est pas rien. Jamais cette litote n’a été aussi expressive d’une réalité vitale. Mais supposons que la puissance politique soit une réalité totalement négligeable et que Jean-Loup Amselle n’ait voulu parler que de richesse économique. La suite de l’exposé nous réserve la plus grosse surprise ; à vrai dire nous n’en croyons pas notre sens critique, mais ce qui est écrit est écrit. C’est en se laissant piller par les Français que ces salauds d’Africains ont ruiné la France, puisque tout cet argent facile lui a apporté la paresse et la décadence. La puissance politique ce n’est rien, l’argent ce n’est rien non plus, il n’y a que la morale qui compte. L’hédonisme français n’a strictement rien fait avec tout l’argent gagné en Afrique, que se goberger. Comment la France pourrait-elle donc rendre quoi que ce soit à l’Afrique, qui n’a servi qu’à la « gâter » ? Le discours de Jean-Loup Amselle est celui de l’infantilisme affectif et de l’adolescence immature, faisant payer chèrement à des parents faibles leur générosité. Notons enfin, ultime distorsion du réel, le mensonge patent des « il y a longtemps » et « pendant longtemps », puisque ce sont exclusivement des entreprises françaises qui ont construit la cathédrale d’Houphouët, et qu’après maintes visites au même Houphouët, Bouygues vient d’emporter le monopole de la distribution de l’eau en Côte d’Ivoire.
Après ce brillant morceau d’anthologie du ténor de l’africanisme français dernier cri, la prestation de Jean-François Bayart paraît infiniment plus anodine mais le racisme, pour être chez lui plus insidieux, et peut-être même inconscient, ce qui ne constitue pas une circonstance atténuante, bien au contraire, n’en montre pas moins ses ficelles. Si Jean-Loup Amselle trouve en Afrique un « État-mou », nous trouvons chez Jean-François Bayart le type même du discours mou. Il s’agit d’un discours universitaire hélas banal, mais, dans d’autres spécialités, ce genre de discours ne sert qu’à remplir les soutes, parce qu’il faut bien que les usines du savoir broient de la matière verbale ; l’africanisme français ne peut, lui, que propulser ce discours sur le devant de la scène, en raison même de sa nullité, qui constitue le plus sûr garant de son innocuité. On n’a pas tout le temps un Jean-Loup Amselle sous la main pour effectuer un travail positif. Jean-François Bayart est simplement de ceux dont on peut dire, avec Molière, « On cherche ce qu’il dit, après qu’il a parlé ». Quand on l’interroge sur un phénomène, il commence par répondre : « Je crois que cela s’explique par des raisons contingentes et spécifiques à chaque situation », ce qui fait toujours passer le temps sans trop d’excitation intellectuelle chez le « locuteur » comme chez le « récepteur ». Son discours est capable de noyer les plus gros poissons dans un océan de considérations verbeuses où tout se trouve dans tout. Ainsi la caste et la démocratie n’ont-elles entre elles « pas de contradiction absolue, mais des affinités au sens webérien du terme ». Sans référence à Max Weber, pas de discours à la mode. Nous avons aujourd’hui autant de Webériens que nous avions hier de marxistes, ils se ressemblent et ce sont d’ailleurs parfois les mêmes. Ils utilisent les mots comme on arbore un costume trop voyant. On veut être chic et on n’arrive qu’à être toc.
Tout ce préambule pour arriver au morceau de bravoure qui a retenu, enfin, notre attention. Jean-François Bayart a trouvé en Afrique, lui, un « État-rhizome ». Que peut bien signifier ce terme ? D’abord que Jean-François Bayart a lu Deleuze, ou plutôt qu’il sait qu’il faut, aujourd’hui, passer pour avoir lu Deleuze si on veut être considéré comme au courant du nec plus ultra en matière d’intellectualité. Là s’arrête le rapport avec Deleuze. La métaphore du « rhizome » est propre à l’expression de la pensée originale du philosophe Deleuze, elle est inutilisable, sinon pour commenter la philosophie de cet auteur ou pour s’approprier sa vision du monde en toute connaissance de cause. Qu’on pense à l’usage qui est fait couramment de la « caverne » de Platon.
De la caverne de Platon au rhizome de Jean-François Bayart
La métaphore de la caverne n’est « parlante » que par référence à la doctrine platonicienne dans son ensemble, sinon elle n’a aucun sens. Libre à quiconque, par ailleurs, d’inventer sa propre référence métaphorique à la caverne, en lui donnant son sens à soi. Mais la caverne de Dupont sera la caverne de Dupont, et la caverne de Platon restera la caverne de Platon. Tel est le rhizome de Jean-François Bayart, il est entièrement sien. Il appelle ainsi, dit-il, «l’interpénétration, via de nombreux réseaux, de la société civile et de l’État2.» Nul n’était besoin, pour définir un phénomène aussi commun, évident et banal, d’un terme aussi sophistiqué, à moins que le principal avantage du terme ne soit, là aussi, comme l’État-mou de Jean-Loup Amselle, de servir à obscurcir une réalité que personne ne tient vraiment à saisir dans sa vérité déplaisante, qui est l’absence de toute forme viable d’État et de société.
Il n’est certes pas interdit de saisir la réalité africaine avec le langage de Deleuze. Voici ce qu’on pourrait dire : La déterritorialisation violente qu’ont subie les sociétés africaines, du fait de la déportation des esclaves et de l’invasion coloniale, a provoqué, et provoque encore, une reterritorialisation sauvage, sur des processus sociaux régressifs et archaïques, fantasmatiques et mortifères ; celle-ci accompagne la reterritorialisation factice de l’État néo-colonial, incapable, dans sa radicale inexistence, de faire territoire à lui tout seul. L’une et l’autre de ces deux reterritorialisations sont inséparables, comme des sœurs siamoises qui mélangent les ramifications de leurs organismes monstrueux. Le rhizome qui s’est installé sur cet arbre desséché, et qui en draine l’ultime sève dans ses multiples canaux, le pouvoir-nomade, c’est celui, bien réel, de l’Occident, à la fois omniprésent et insaisissable, qui ne fait racine nulle part mais intervient comme la foudre avec ses parachutistes, terrible machine de guerre nomade, en un point quelconque du vaste organisme qu’il irrigue. Deleuze, quant à lui, a bien désigné un pouvoir politique comme pouvoir-rhizome ; il s’agit du pouvoir maoïste, figure moderne du pouvoir rhizomatique oriental, « qui s’oppose au modèle occidental de l’arbre », dit Deleuze. Il ajoute que l’État américain représente une sorte de superposition des deux processus à l’apogée de leur puissance, arbre de l’État et flux du capital « il invente, pour le pire, sa face d’Orient et sa face d’Occident, et son remaniement des deux ». De même, peut-on ajouter, l’État africain, figure identique et inverse de ce pouvoir, arbre mort et flux hémorragique, alliance d’une transcendance africaine vide et d’une immanence occidentale parasite installée dans toutes ses fibres. Voilà qui a une autre allure que le rhizome selon Bayart.
Deleuze, qui est un homme très intelligent, sitôt qu’il a exploité le dualisme des deux couples opposés : arbre/Occident rhizome/Orient, ajoute :
« Bien sûr c’est trop facile de présenter un Orient de rhizome et d’immanence3. »
« Nous sommes en même temps sur une mauvaise voie avec toutes ces distributions géographiques4. » « Problème de l’écriture : il faut absolument des expressions anexactes pour désigner quelque chose exactement. […] Nous n’invoquons un dualisme que pour en récuser un autre. […] Il faut à chaque fois des correcteurs cérébraux qui défont les dualismes que nous n’avons pas voulu faire, par lesquels nous passons5. »
Ces citations, tirées du chapitre d’introduction, intitulé « Rhizome », de Mille plateaux, de Deleuze et Guattari, permettent de mesurer l’abîme existant entre la pensée de Deleuze et celle de Bayart. Ce ne sont pas les dualismes, qui paraissent si caricaturaux à l’un, qui gênent l’autre. Au contraire la forme de pensée de Bayart est massivement grossièrement et béotiennement dualiste.Alors que Deleuze avoue avoir forgé le concept de rhizome sur un modèle oriental, Bayart, après avoir « emprunté » ce concept à la langue de Deleuze, dit : « Des concepts occidentaux sont donc applicables aux sociétés africaines. » et, plus loin, « Si l’on peut interpréter les sociétés africaines à l’aide de nos concepts ». Introduire le racisme dans les concepts, on sait que Senghor l’avait déjà fait, il a trouvé un digne émule en Jean-François Bayart. Mais, apparemment, ce n’est plus du tout chic de se réclamer de la pensée senghorienne, se réclamer de Deleuze fait mieux, encore faut-il pouvoir le lire avec un minimum d’attention, pour éviter les contresens.
L’« intelligence française » n’est plus ce qu’elle était
Accuser Jean-François Bayart de racisme, quelle odieuse injustice ! Nous tronquons les citations avec la plus malveillante des mauvaises fois. Il faut aller au bout de ce qu’il dit : « Si l’on peut interpréter les sociétés africaines à l’aide de nos concepts, l’inverse est également enrichissant. » Admirons une telle largeur de vue. Une fois que la verticalité et l’horizontalité, ainsi que tout ce qui en découle, comme l’obliquité, sont désignées comme « nos concepts », Africains, nous vous laissons le reste pour penser. Comment qualifier l’indigence de la pensée chez Jean-François Bayart avec ses « nos concepts occidentaux » ; comment peut-il ignorer, lui qui a quand même dû entendre parler de Descartes à l’école, que l’activité conceptuelle est ou celle de l’être humain en général, ou celle d’un homme en particulier ? Entre la pensée humaine et la pensée de Deleuze, il n’y a aucun moyen terme qui serait la pensée germanopratine, ou la pensée du vingtième siècle, ou la pensée française, ou la pensée occidentale, parce que ni Saint-Germain des prés, ni le vingtième siècle, ni la France, ni l’Occident ne sont des êtres pensants. Ces expressions, lorsqu’elles sont utilisées, ne peuvent renvoyer qu’à une description historique ou géographique d’une émergence accidentelle, et non à une propriété essentielle.
Le chauvinisme « petit-blanc » qui sous-tend l’emploi par Bayart de l’expression, philosophiquement inepte, de « concepts occidentaux » – et que dire du risible « nos concepts », si éloquent – est tellement facile à identifier pour un esprit moyennement instruit et assez médiocrement
critique qu’on est stupéfait qu’un tel texte ait été chargé de représenter la «pensée française» sur l’Afrique, alors qu’elle n’est que celle d’un Français imbécile. Qu’il y ait une majorité d’imbéciles pour s’imaginer qu’ils ont marqué eux-mêmes un but, lorsque le ballon rencontre le pied de Platini, c’est une triste banalité, à laquelle on peut trouver l’excuse de l’ignorance de toute réflexion intellectuelle. On peut penser d’ailleurs que cette majorité, pas si bête qu’on croit, criera moins « notre but » que « notre Platini », laissant ainsi à l’idole sa miraculeuse singularité. L’imbécillité maximum de « nos concepts » était réservée à l’impardonnable pauvreté intellectuelle d’un « professeur », si démuni personnellement qu’il a besoin d’un cerveau collectif pour penser.
À quoi bon, après ces deux exemples, suffisamment consternants, chercher à analyser le mécanisme du confusionnisme intégral qui marque la contribution d’un certain Pierre Pachet sur « Deux théories de la colonisation6 »? Projetant sur l’objet de sa réflexion les attributs de l’instrument qui lui sert à réfléchir, il trouve dans les révoltes et les répressions d’Algérie et de Madagascar, après la deuxième guerre mondiale, des « énigmes mystérieuses ». Fanon, puisqu’il parle de Fanon – et l’on sait que ce seul nom a le pouvoir de plonger certains esprits dans un océan d’élucubrations –, « prononce d’étranges formules », « à la dialectique glissante, insaisissable » ; il le trouve malgré tout « hérissé d’intelligence », avec, pour preuve péremptoire, que « Fanon cite plusieurs fois Lacan, Merleau-Ponty, Sartre, Hegel ». Voilà qui nous incite à mettre un terme à nos citations de ce numéro spécial de la Quinzaine littéraire, nous tenons à échapper à tout soupçon de sottise. Nous ne poserons qu’une question, en guise de conclusion : « Y a-t-il encore des intellectuels en France ? »
Notes
- Jean-Loup AMSELLE, « Un continent corrompu », La quinzaine littéraire, n° 560 Spécial : Que sont « nos » ex-colonies devenues ? août 1990, pp. 6-7, p. 7.
- Yann MENS, « La montée de la contestation en Afrique : Entretien avec Jean-François Bayart » La quinzaine littéraire, n° 560 Spécial : Que sont « nos » ex-colonies devenues ? août 1990, pp. 7-8, p. 8.
- Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI. Capitalisme et Schizophrénie, Mille Plateaux. Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 30.
- Ibid
- Ibid., p. 31.
- Pierre PACHET, « Deux théories de la colonisation » La quinzaine littéraire n° 560 Spécial : Que sont « nos » ex-colonies devenues ? août 1990, pp. 15-17.