À quand le requiem du colonialisme monétaire français ?

Ndongo Samba SYLLA, “À quand le requiem du colonialisme monétaire français ?”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp. 100-113. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/a-quand-le-requiem-du-colonialisme-monetaire-francais/

Né le 26 décembre 1945, le franc CFA – franc des colonies françaises d’Afrique – est la dernière monnaie coloniale qui circule encore sur le continent africain. Il a survécu aux indépendances et aux nombreux événements qui ont marqué la géopolitique mondiale durant les cinq dernières décennies : fin du système de l’étalon de change or au début des années 1970, crise internationale de la dette dans les années 1980, fin de la guerre froide, arrivée de l’euro en 1999, etc. C’est certainement le symbole le plus éloquent de la nature des relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Celles-ci ont obtenu une indépendance sans véritable transfert de souveraineté. Leur accession à la souveraineté internationale a été conditionnée à la signature d’« accords de coopération » qui revenaient à maintenir les prérogatives de l’ex-métropole sur les domaines souverains tels le commerce extérieur, les matières premières, la gestion monétaire, la diplomatie, etc. À travers le franc CFA, l’on peut retrouver les différents éléments constitutifs de la « Françafrique » comme dispositif néocolonial : l’absence de considération pour la souveraineté des pays africains ; la politique de changements superficiels pour assurer la continuité des relations coloniales ; la répression des dirigeants politiques, des intellectuels et mouvements dissidents ; la cooptation des élites acceptant de jouer le jeu ; le maintien de structures politiques, économiques et financières extractives au détriment de l’autodétermination et de la prospérité des peuples africains ; la « crétinisation » d’une opinion publique française qui demeure persuadée que la France agit en puissance bénévole dans son ancien empire colonial.

Le système CFA1 

À sa naissance, le franc CFA est la monnaie qui circulait dans la partie subsaharienne de l’empire colonial français. Depuis 1955, l’acronyme fait référence à deux monnaies différentes. La Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) émet le « franc de la communauté financière africaine » pour les huit pays de l’Union monétaire ouest africaine (UMOA), soit six anciennes colonies françaises, le Togo, ex-territoire sous tutelle, et la Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise qui les a rejointes en 1997. La Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) émet le « franc de la coopération financière en Afrique centrale » pour les six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), soit quatre anciennes colonies françaises, le Cameroun, ex-territoire sous tutelle, et la Guinée équatoriale, une ancienne colonie espagnole devenue membre à partir de 1985. Avec les Comores, ces quatorze pays constituent les « pays africains de la zone franc ». Le franc comorien fonctionne exactement comme le franc CFA mais a une parité différente vis-à-vis de l’euro.

Jusqu’au milieu des années 1970, la BCEAO et la Banque centrale des États de l’Afrique Équatoriale et du Cameroun (prédécesseur de la BEAC) avaient leur siège à Paris et leur personnel était français. Face aux critiques de certains chefs d’État de l’époque, dont le Nigérien Hamani Diori, qui demandaient une modernisation de la zone franc, la France concéda notamment le déplacement à Yaoundé et à Dakar des sièges de la BEAC et de la BCEAO ainsi qu’une « africanisation » de leur personnel. Cette « africanisation » de la zone franc a pu donner l’impression que le franc CFA était devenu une « monnaie africaine », c’est-à-dire effectivement contrôlée par les Africains et servant les besoins de leurs économies. Tel a toujours été le discours du gouvernement français.

Toutefois, « africaniser » n’est pas décoloniser. Le franc CFA demeure une monnaie coloniale, car ses principes de fonctionnement, son mode de gestion et ses finalités n’ont pas vraiment évolué depuis 1945. Hier, comme aujourd’hui, le système CFA repose sur trois principaux piliers et deux contreparties. Le premier pilier est la parité fixe des deux francs CFA avec la monnaie française (franc français, puis euro, à partir de 1999). Cet arrimage permet de réduire le risque de change et les coûts de transaction entre la France et ses (ex) colonies. Le second est la libre transférabilité, c’est-à-dire la liberté de transfert des revenus et des capitaux d’une part entre les pays de chaque bloc monétaire (UMOA et CEMAC) et d’autre part entre chaque bloc monétaire et la France. Le troisième est la « garantie » de convertibilité, c’est-à-dire la promesse faite par le Trésor français de prêter à la BEAC et à la BCEAO les montants souhaités dans sa propre monnaie (franc puis euro), au cas où elles seraient dans une situation de pénurie de devises. En contrepartie de cette « garantie », ces deux banques centrales sont tenues de déposer une proportion de leurs réserves de change dans un compte spécial du Trésor français nommé « compte d’opérations ». De l’ordre de 100 %, le taux obligatoire de dépôt a été abaissé à 65 % au milieu des années 1970 puis à 50 % à partir du milieu des années 2000. Une autre contrepartie de cette « garantie » est la représentation française au sein des organes dits techniques de la BCEAO et de la BEAC. Si le nombre de représentants français a diminué dans le temps, cela n’a pas réduit, pour autant, le contrôle du Trésor français sur la politique monétaire et de change. Avec la réforme des statuts de la BCEAO et de la BEAC dans les années 2000, le droit de veto des représentants français est devenu implicite. Les décisions au sein du Comité de politique monétaire se prennent à la majorité simple des voix (deux pour chacun des huit États de l’UMOA et la France) mais celui-ci ne peut délibérer sur des questions statutaires, lesquelles requièrent l’unanimité. La BCEAO et la BEAC demeurent ainsi des instruments du Trésor français au service des intérêts hexagonaux. Un fait qui a été confirmé par un arrêt du Conseil d’État français daté de 2012 :

« La gestion et le contrôle de la BEAC sont notamment assurés par la représentation de la France au sein de cet organisme […] l’activité de la BEAC, qui régit la coopération monétaire entre la France et cinq États (sic) d’Afrique centrale, présente un intérêt particulier pour l’économie française2»

Que gagne la France ?

La France n’a ni les capacités militaires des États-Unis ni les capacités économiques et industrielles du Japon, de l’Allemagne et de la Chine. Paris n’est pas non plus une place financière pouvant rivaliser avec la City de Londres ou Wall Street. Pourtant, la France a toujours aspiré à jouer les premiers rôles dans le concert des nations. Sa politique de grandeur, en particulier après la seconde guerre mondiale, n’a été concevable que sur la base du maintien de relations particulières avec son empire colonial africain. Dans ce contexte, le franc CFA a été et demeure un instrument de puissance de la France. En effet, il offre, sur le plan monétaire et financier, tout ce dont un petit pays aux ambitions impérialistes pourrait rêver. Un rapport du Conseil économique et social français daté de 1970 a mis en évidence les « avantages incontestables » que la France tire de l’existence de la zone franc3.

Premièrement, la France peut acheter dans sa propre monnaie et à crédit tous les biens et services vendus dans les pays de la zone franc. Autrement dit, elle n’a pas de contrainte financière intrinsèque vis-à-vis des pays qui utilisent le franc CFA. Cet avantage a été historiquement important pour elle. Dans un système commercial international dominé par le dollar américain, cela veut dire que la France n’a pas besoin de détenir des dollars pour commercer avec les pays de la zone franc et qu’elle peut économiser ses réserves en dollars. On peut ainsi comprendre le rôle que l’empire colonial a joué dans la reconstruction d’une économie française exsangue et peu compétitive au sortir de la seconde guerre mondiale et dans la défense du cours du franc français, une monnaie instable qui faisait régulièrement l’objet de dévaluations. Deuxièmement, les entreprises et les produits français profitent de débouchés « importants et stables » dans les pays de la zone franc. Troisièmement, les entreprises françaises peuvent rapatrier leurs revenus et leurs capitaux librement, et sans risque de change, grâce à la politique de libre transfert et au fait que le gouvernement français décide de la politique monétaire et de change en zone franc. Quatrièmement, la France bénéficie d’un excédent commercial vis-à-vis des pays de la zone franc, qui lui rapportent par ailleurs des rentrées de devises fortes qui ont parfois servi à financer ses déficits publics : « Les soldes créditeurs des comptes d’opérations sont l’une des ressources qu’utilise le Trésor français pour financer la charge qui résulte pour lui des découverts d’exécution des lois de finances et de l’amortissement de la dette publique » soulignait le rapport du Conseil économique et social.

Enfin, ce qui maintenant apparaît évident, est qu’avec le système CFA, la France dispose d’un appareil de répression politique et financière vis-à-vis des pays de la zone franc. Le franc CFA est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des chefs d’État africains, comme le président ivoirien Laurent Gbagbo l’a appris à ses dépens en 2011.Prenant parti pour son rival Alassane Ouattara, en pleine crise postélectorale, le gouvernement français a demandé à la BCEAO de bloquer les comptes de l’État ivoirien et aux banques françaises de stopper leurs activités. Il a aussi suspendu le fonctionnement du compte d’opérations. Ce qui revenait à organiser un blocus financier.

La particularité de ce système répressif est de ne quasiment rien coûter au Trésor français, étant donné que sa « garantie » de convertibilité reste nominale. « La France ne garantit le franc CFA que parce qu’elle sait que cette garantie ne jouera pas effectivement », constatait le président malien Modibo Keita, en 1962. En effet, entre 1960 et aujourd’hui, la garantie française a été activée seulement entre 1980 et 1990, au profit des entreprises françaises, à une période où les anticipations de dévaluation du franc CFA avaient alimenté d’énormes fuites de capitaux. Pour tout le reste du temps, les soldes des deux comptes d’opérations ont été créditeurs, c’est-à-dire que la BCEAO et la BEAC ont mis à la disposition du Trésor français des ressources financières à des taux moins élevés que ceux du marché (du moins jusqu’au début des années 2010). Les taux d’intérêt réels (c’est-à-dire les taux d’intérêt nominaux moins le taux d’inflation) ont été négatifs bien souvent. Ce qui signifie, comme l’observait l’économiste camerounais Joseph Tchundjang Pouemi, que la BCEAO et la BEAC payaient le Trésor français pour qu’il leur garde leurs réserves de change, au lieu que ce soit le contraire4. La meilleure preuve du caractère illusoire de la « garantie » française est la dévaluation du franc CFA en 1994. Au lieu d’honorer sa promesse de « garant » de la convertibilité dite « illimitée » et « à taux fixe » du franc CFA en franc, le gouvernement français, en tandem avec le Fonds Monétaire International, avait imposé une dévaluation brutale de 50 % contre l’avis de la majorité des chefs d’État africains.

Pour conclure sur ce point, il faut souligner que la France, malgré ses meilleurs efforts, est de moins en moins capable de monopoliser tous les bénéfices du système CFA en tant que dispositif d’extraversion économique. Ceci reflète d’une part son déclin économique et industriel et d’autre part une économie internationale devenue plus concurrentielle. Tant qu’on était dans le schéma colonial strict, puis dans le contexte de la guerre froide, la France pouvait avoir une emprise économique, commerciale et financière renforcée sur l’Afrique francophone. Avec la marche vers l’intégration européenne (ce qui suppose un level playing field) et la réémergence de puissances comme la Chine, l’Inde, ou la Russie, les entreprises françaises font face à un regain de concurrence au sein du « pré carré ». Ces dernières continuent de bénéficier d’un environnement favorable (liberté de transfert sans risque de change), mais cela ne suffit pas à enrayer le déclin important de leurs parts de marché. D’où, pour faire barrage aux concurrents, le recours à une diplomatie économique plus agressive et la tentation de la militarisation.

Que perdent les pays africains ?

Les défenseurs du franc CFA ne posent jamais la question de la légitimité de la tutelle monétaire française, préférant fermer les yeux sur le fait que la « garantie » française est putative. Or, cette « garantie » est le seul argument permettant de justifier formellement l’ingérence française dans les affaires économiques et monétaires africaines. Les thuriféraires de la monnaie coloniale tendent plutôt à parler d’« avantages » qui contre balanceraient ses « inconvénients ». Des avantages, le franc CFA en présente du côté africain. Cela est incontestable. Ils sont cependant réservés aux classes dirigeantes et, de manière générale, aux intérêts extravertis, comme les entreprises locales dont la prospérité dépend du commerce de produits importés, particulièrement ceux qui concurrencent la production locale, et les classes moyennes supérieures dont le mode de consommation et les styles de vie sont fortement extravertis. Cependant, pour la grande majorité des populations de la zone franc, le franc CFA a été et continue d’être une recette pour la misère.

Neuf des quatorze pays qui utilisent le franc CFA sont classés parmi les Pays les moins avancés (PMA). Le Cameroun, le Congo et le Gabon sont les trois plus grandes économies de la CEMAC. Ils n’ont toujours pas rattrapé leur meilleur niveau de PIB réel par habitant obtenu respectivement en 1986, 1984 et 1976. Ainsi, le Gabonais moyen d’aujourd’hui est moitié moins riche que celui d’il y a quatre décennies. La même tendance est observée pour la Côte d’Ivoire, l’économie la plus importante de la zone franc. En 2016, son PIB réel par habitant était inférieur d’un tiers à son meilleur niveau datant de 1978. Le Sénégal, seconde économie de l’UMOA, après un déclin marqué entre 1980 et 2000 qui l’a vu basculer dans la catégorie des PMA, a « rattrapé » son niveau de PIB réel du début des années 1960 en 20165. Les indicateurs socio-économiques comme le niveau moyen d’éducation et l’espérance de vie à la naissance placent également les pays de la zone franc parmi les moins performants du monde6.

Les raisons pour lesquelles le franc CFA est un mécanisme de sous-développement ne sont pas difficiles à comprendre. Il maintient une division du travail fonctionnelle pour la métropole mais contraire aux intérêts des pays africains. Dans une économie mondiale marquée par la suprématie du dollar américain, la France est parvenue à maintenir un empire monétaire qui lui confère un « privilège exorbitant » mais qui implique un grand écart monétaire pour les pays de la zone franc.

D’un côté, les pays de la zone franc exportent des produits facturés en dollars et ont des concurrents qui évoluent dans la zone dollar. De l’autre, leur monnaie est arrimée à la monnaie française. Cette forme d’intégration monétaire avec la métropole (maintenant la zone euro) est également une forme de préférence commerciale vis-à-vis d’elle, dans la mesure où le taux de change ne peut pas être utilisé comme instrument potentiel pour doper leur compétitivité à l’export vis-à-vis de la métropole (zone euro). Soulignons, au passage, que les relations commerciales entre la France et la zone franc continuent d’être marquées du sceau du mercantilisme. La zone franc est principalement un débouché pour les produits français. La France n’y achète pratiquement rien, à l’exception des produits primaires. Prenons le cas du Sénégal. En 2019, ses importations de marchandises depuis la France s’élevaient à 795 milliards FCFA contre 47 milliards FCFA pour ses exportations (soit un déficit commercial de 748 milliards FCFA représentant 1,14 milliard d’euros). Comme débouché pour les exportations sénégalaises, la France est quatre fois moins importante que le Mali (205 milliards FCFA). Même la Guinée (61 milliards) pèse plus7. Un certain nombre de facteurs contribuent au maintien de cette division du travail. La surévaluation chronique du franc CFA, de sa naissance jusqu’à aujourd’hui, encourage les importations mais décourage la production locale et les exportations. De plus, le système bancaire a été paramétré, depuis la période coloniale, pour servir les besoins du capitalisme métropolitain. C’est-à-dire : accorder du crédit pour le financement des importations désirées par la métropole et pour créer des débouchés aux produits métropolitains ; protéger les entreprises métropolitaines des concurrents locaux en limitant leurs possibilités de financement ; transférer les surplus économiques vers la métropole8.

Le niveau de développement du secteur financier dans la zone franc est parmi les plus faibles au monde. Malgré le recul relatif des banques françaises, le secteur bancaire a gardé son empreinte coloniale. Au Sénégal, par exemple, 77 % des crédits bancaires ont une maturité de moins d’un an (44 % ont une maturité de moins d’un mois)9. Le secteur primaire, où évolue la majorité de la force de travail, reçoit moins de 2 % de la totalité des crédits bancaires10. Nous tenons là sans doute une partie des raisons pour lesquelles des pays qui ont tout ce qu’il leur faut pour nourrir leur population sont pourtant importateurs nets de produits alimentaires.

Que le système bancaire soit dysfonctionnel et prédateur est un fait connu des autorités françaises qui ne se privent pourtant jamais de louer la « stabilité monétaire » de la zone franc :

« Les banques commerciales [dans l’UMOA] ont fait état de taux d’intérêt situés entre 15 et 20 %, ce qui demande des taux de rentabilité extraordinaires pour déclencher un investissement. C’est une des raisons — non la seule — qui obèrent la croissance d’un tissu de PME locales, qui permettrait de créer une dynamique d’emploi11»

Au-delà, il faut noter que le rationnement du crédit est le moyen utilisé par la BEAC et la BCEAO pour défendre la parité fixe du franc CFA avec la monnaie française. Étant donné la nécessité de couvrir la base monétaire par un certain niveau de réserves de change, le rationnement du crédit vis-à-vis des entreprises, des ménages et des États est l’option par défaut. Pour faciliter l’expansion de la masse monétaire, les États ont souvent recours à l’endettement en monnaies étrangères. Autrement dit, le renforcement de la dépendance financière est ce qui permet de concilier la parité fixe et la nécessité de financer le développement. C’est le cas notamment des pays membres de l’UMOA qui, à l’exception de la Côte d’Ivoire, sont dans une situation de déficit commercial chronique depuis les années 1960.

Comme tôt ou tard, la dette en monnaie étrangère doit être payée, au moins partiellement, des « ajustements structurels », des programmes d’austérité, sont nécessaires de temps en temps.Ceux-ci se traduisent invariablement par un recul économique amplifié par l’absence d’ajustement par le taux de change. En effet, le régime de change fixe contraint les pays de la zone franc à absorber les chocs économiques via la « dévaluation interne » — la baisse des dépenses publiques, de la consommation et de l’investissement privé et, de manière corollaire, l’augmentation du chômage, du sous-emploi et de la pauvreté. L’institutionnalisation de ce mode d’ajustement déflationniste douloureux permet de comprendre pourquoi la plupart des pays qui utilisent le franc CFA ont ou stagné ou décliné sur le long terme.

Enfin, avec la liberté de transfert, les pays de la zone franc sont soumis à une hémorragie financière permanente12. Les flux financiers considérables qui sortent — rapatriement des profits et des dividendes et paiement des intérêts sur la dette extérieure — constituent une ponction sur leur surplus économique. Ils les fragilisent davantage et les placent dans un cercle vicieux d’endettement temporairement interrompu par des remises partielles de dettes et par l’obtention de prix internationaux plus élevés pour les produits primaires.

En somme, être un pays de la zone franc, c’est évoluer dans un environnement peu propice au développement de la production locale et des exportations, car c’est être structurellement installé dans des économies de consommation de produits importés plutôt que dans des économies de production dynamiques et compétitives. C’est également évoluer dans des systèmes économiques rentiers où le surplus économique est essentiellement exporté vers l’extérieur au lieu qu’il serve les besoins de l’accumulation domestique. Certes, la plupart des pays africains ont des économies extraverties. Mais, la spécificité des pays de la zone franc est que cette extraversion économique est une norme institutionnalisée. Ils fonctionnent avec des paramètres fixes— tutelle française, parité fixe rigide, secteur financier dysfonctionnel, environnement déflationniste — qui rendent impossible toute politique de mobilisation des ressources domestiques. Ils n’ont guère de contrôle ni sur les instruments de politique économique ni sur l’orientation de leur développement. Or, on ne connaît pas d’expérience de développement économique rapide où l’État n’a pas eu le contrôle sur les relations financières avec l’extérieur et sur l’allocation du crédit et de l’épargne.

Haro sur le franc CFA

Durant ces dernières années, le caractère anachronique du franc CFA ainsi que les faibles performances socioéconomiques des pays qui l’utilisent ont été l’objet de critiques, largement relayés sur les réseaux sociaux, de la part d’intellectuels et de mouvements panafricanistes. En janvier 2017, l’ONG Urgences Panafricanistes, en alliance avec plusieurs organisations, a organisé des manifestations dans de nombreuses capitales africaines et dans la diaspora. En août 2019, son fondateur, le militant franco-béninois Kemi Seba, a déchiré un billet de 5000 CFA. Cette onde de choc médiatique sans précédent a donné une visibilité accrue à un sujet resté quasiment tabou depuis les indépendances. La BCEAO a intenté un procès contre Kemi Seba pour « destruction volontaire et publique de billet de banque ». Il a obtenu la relaxe. Par la suite, sans doute pour rassurer Paris, le gouvernement sénégalais l’a expulsé de son territoire. Les gouvernements guinéen, togolais et ivoirien le déclareront à leur tour persona non grata. Un sort qu’il a partagé avec Nathalie Yamb, expulsée de Côte d’Ivoire du jour au lendemain sans préavis. Femme politique suisso-camerounaise, Nathalie Yamb est la conseillère de Mamadou Koulibaly, un économiste et leader politique ivoirien connu pour ses positions contre le franc CFA. Depuis son discours viral contre la Françafrique au Sommet Russie-Afrique 2019, elle est devenue aux yeux de ses admirateurs et followers la « dame de Sotchi ».

Ces méthodes de harcèlement n’épargnent pas non plus le militant sénégalais Guy Marius Sagna et ses camarades du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaniste (FRAPP) depuis qu’ils ont lancé la campagne « France Dégage ! ». Derrière ce slogan se cache une revendication exprimée au moins depuis les années 1970 par des économistes comme Samir Amin mais que l’Élysée n’a jamais voulu considérer : le retrait total de la France des affaires monétaires des pays de la zone franc13.

Contrairement à leurs dirigeants, les peuples africains souhaitent tourner la page du franc CFA. Outre l’acronyme CFA, qui ne peut manquer de rappeler ses origines coloniales, il leur paraît choquant que la France ait des représentants dans les organes de la BCEAO et de la BEAC, que les réserves de change de celles-ci soient sous son contrôle ou encore que les billets de banque et pièces CFA soient fabriqués par les imprimeries de la Banque de France. Un sondage Afrobaromètre montre que deux-tiers des Togolais pensent que le franc CFA sert les intérêts français et qu’il ne devrait plus exister14. Ces perceptions populaires répandues en Afrique francophone sont en contradiction avec les résultats d’un sondage effectué auprès des entreprises françaises y opérant. Près de la moitié d’entre elles considère la zone franc comme un « atout extrêmement favorable pour les affaires » contre seulement 4 % qui y voient une contrainte. Le rapport du ministère des Affaires étrangères qui cite ces chiffres anticipe avec optimisme que la zone franc ne disparaîtra pas de sitôt : « Le scénario le plus probable n’est donc pas son abandon, mais la poursuite de ses mutations15. »

Les faux-semblants de Macron

Face à ces contestations, le régime d’Emmanuel Macron a d’abord répondu par le déni. Le 28 novembre 2017, à l’université de Ouagadougou, le président français qualifiait le franc CFA de « non-sujet » pour la France. Dans un amphithéâtre rempli d’étudiants, mais avec une climatisation en panne, il s’est amusé à lancer un message sibyllin à l’endroit de son homologue burkinabè, Roch Marc Kaboré :

« Personne n’oblige quelque État que ce soit à en être membre. Le Président Kaboré décide demain je ne suis plus dans la zone franc, il n’y est plus. Il n’y est plus. [Cris des étudiants, Prési, Prési,]. Dès qu’il aura réparé la clim de l’amphithéâtre il sortira de la zone franc. Vous l’avez compris16»

Traduction : « Comment un pays incapable d’avoir une climatisation fonctionnelle lors des événements officiels pourrait-il songer à abandonner le franc CFA ? Soyons sérieux. »

Après le déni, ce fut la prestidigitation. 21 décembre 2019 : les chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO se réunissent à Abuja pour décider, entre autres, de l’avenir de leur monnaie unique régionale baptisée ECO (diminutif d’ECOWAS, sigle anglais de la CEDEAO) et dont le lancement était prévu en 2020. Au même moment, Macron et son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, annoncent depuis Abidjan une « réforme » du franc CFA en Afrique de l’Ouest.Annonce que les médias français et occidentaux ont amplifiée et distordue en parlant à tort de la « fin du franc CFA ». Sans doute s’est-il agi de la part de Ouattara et des médias d’un « cadeau d’anniversaire » à Macron qui soufflait une nouvelle bougie à cette occasion.

La « réforme » Macron-Ouattara consiste en trois points. Premièrement, la fermeture du compte d’opérations et la restitution à la BCEAO des réserves de change qu’elle y a accumulées (6156 milliards FCFA, soit 9,4 milliards d’euros enfin décembre 2020)17. En mai 2021, le Trésor a annoncé la restitution de 5 milliards d’euros, sans communiquer sur les 4,4 milliards d’euros restants. Deuxièmement, le « retrait » des représentants français des organes de la BCEAO. En réalité, ces derniers sortent par la porte pour revenir par la fenêtre. Le nouvel accord de coopération monétaire prévoit que le Trésor français recevra un rapport quotidien sur les activités de la BCEAO et sur la gestion de ses avoirs extérieurs. La BCEAO devra également collaborer avec les experts du Trésor français chaque fois que cela sera nécessaire. Troisièmement, le changement de nom du CFA en ECO, une évolution que ne matérialise jusque-là aucun texte officiel. En usurpant littéralement le nom ECO, Macron et Ouattara se sont attirés les critiques des pays anglophones, notamment le Nigéria, qui ont vu dans cette démarche une tentative de sabotage du projet d’intégration monétaire de la CEDEAO.

La « réforme » Macron-Ouattara a essayé, vainement, de prendre en charge les aspects symboliques embarrassants qui ont nourri la critique des mouvements panafricanistes (nom CFA, représentation française, compte d’opérations) mais elle a laissé intacts les piliers du système CFA — la parité fixe avec l’euro, la libre transférabilité et la tutelle du Trésor français. Elle est typique d’une démarche « françafricaine » dans la mesure où elle a fait fi de la souveraineté des peuples aussi bien côté africain que côté français. Peut-on envisager une réforme dans le domaine monétaire sans que la principale autorité chargée de la mettre en œuvre ne soit informée au préalable ? C’est ce qui a eu lieu, si l’on en croit le rapport daté de novembre 2020 de Jean-François Mbaye18, député français de la majorité présidentielle :

« L’annonce du 21 décembre 2019 à Abidjan, par les présidents français Emmanuel Macron et ivoirien Alassane Ouattara, de la réforme monétaire a été une surprise pour tout le monde – élus, opérateurs économiques, banque centrale et population. Lors de son déplacement à Dakar, le rapporteur a recueilli la parole de dirigeants des plus importantes banques du pays, l’un d’eux lui a fait savoir qu’il a cru dans un premier temps « à une blague »  lorsqu’on lui a rapporté la nouvelle. Plus largement, les opérateurs économiques et financiers, que l’on n’a pas associés en amont, ont tendance à considérer qu’il s’agit là d’une opération politicienne qui ne sera suivie d’aucun effet concret19»

Tout aussi significatif, le nouvel accord de coopération entre la France et les pays de l’UMOA a été mis en œuvre en octobre 2020 « sur la base d’un avenant à la convention de compte d’opérations antérieure » (selon les mots du Trésor français)20. Alors qu’il est entré en vigueur officiellement le 1er janvier 2021, il n’a été ratifié par le Sénat français que le 28 janvier 2021. Sa promulgation est intervenue le 3 février. Cette procédure est, a priori, en contradiction avec l’article 53 de la Constitution française qui dispose que « les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’État […] ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés. » À l’exception des élus communistes, comme le député Jean-Paul Lecoq et le sénateur Pierre Laurent, qui ont été solidaires des préoccupations des peuples africains, les parlementaires français ont montré, lors du processus de ratification, qu’ils sont, dans leur grande majorité, notoirement incompétents sur la question du franc CFA (par exemple, un sénateur de la majorité présidentielle situait la CEMAC en Afrique de l’Est et soutenait que l’euro est la monnaie du Cap-Vert). Ils ont « ratifié » une « réforme » qui était déjà entrée en vigueur. Ils « ont participé sans le savoir à une opération de communication, voire à une farce : qu’ils approuvent ou pas les changements, cela n’avait aucune incidence sur le déroulement des opérations décidées et menées par le Trésor français21. » À ce jour, à l’exception de la Côte d’Ivoire, aucun autre pays de l’UMOA n’a ratifié cette « réforme ».

Conclusion

Pour « réinventer » les relations franco-africaines, comme y invite le prochain Sommet Afrique-France à Montpellier (7-9 octobre 2021), l’abolition du système CFA est une nécessité incontournable. En pratique, cela implique de mettre fin à l’accord de coopération monétaire entre les pays africains et le gouvernement français. Ce dernier ne doit plus avoir son mot à dire dans la gestion monétaire des pays de la zone franc. Sur cette base, les peuples africains pourront décider si la meilleure option est de (i) maintenir les unions monétaires telles qu’elles sont, (ii) de les réformer, (iii) de les dissoudre dans un ensemble plus large ou (iv) de mettre en place des monnaies nationales.

 

Notes

  1. Voir Fanny PIGEAUD et Ndongo Samba SYLLA, L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du Franc CFA, Paris, La découverte, 2018.
  2. Conseil d’État, 2ème et 7ème sous-sections réunies, 26/12/2012, 350198, [en ligne], https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000026837501/ [Dernière consultation le 29 septembre].
  3. Conseil économique et social. « Les problèmes monétaires de la zone franc, séances des 10 et 11 mars 1970. », Journal officiel de la République française, 15 avril 1970.
  4. Joseph TCHUNDJANG POUEMI, Monnaie, servitude et liberté : La répression monétaire de l’Afrique, Paris, Menaibuc, (1980) 2000.
  5. Fanny PIGEAUD, Ndongo Samba SYLLA, op. cit, p.162-163 ; Kai KODDENBROCK and Ndongo Samba SYLLA, « Towards a political economy of monetary dependency: The case of the Franc CFA », MaxPo Discussion Paper, Paris, 2019 ; Ndongo Samba SYLLA, « The franc zone. A tool for French Neocolonialism in Africa », Jacobin, 06 janvier 2020; Ali ZAFAR, The CFA Franc Zone: Economic Development and the Post-Covid Recovery, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2021, [en ligne], https://www.jacobinmag.com/2020/01/franc-zone-french-neocolo-nialism-africa [Dernière consultation le 10 septembre].
  6. Rapport mondial sur le Développement Humain 2019. Au-delà des revenus, des moyennes et du temps présent : les inégalités de développement humain au XXIe siècle, New York, PNUD, 2019, [en ligne], http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr_2019_fr.pdf [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  7. « Note d’analyse du Commerce extérieur. Edition 2019 », Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, Dakar, ANSD, 2020, [en ligne], https://www.ansd.sn/ressources/publications/NACE_2019_Version_Finale.pdf [Dernière consultation le 1 octobre 2021].
  8. Amady Aly DIENG, Le rôle du système bancaire dans la mise en valeur de l’Afrique de l’Ouest, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1982 ; Pouemi, Monnaie, Servitude… op. cit.
  9. Rapport sur les conditions d’activité de Banque dans l’UEMOA 2019, BCEAO, mars 2020,p. 30, [en ligne], https://www.bceao.int/sites/default/files/2020-05/Rapport%20sur%20les%20conditions%20de%20banque%20dans%20l%27UEMOA%20-%202019.pdf [Dernière consultation le 4 octobre 2021].
  10. Rapport annuel 2019, BCEAO, juin 2020, p. 57, [en ligne], https://www.bceao.int/sites/default/files/20206/Rapport%20annuel%202019%20de%20la%20BCEAO.pdf [Dernière consultation le 29 septembre 2021]
  11. Jean François MBAYE, « Rapport fait au nom de la Commission des Affaires Étrangères sur le projet de loi, après engagement de la procédure accélérée, autorisant la ratification de l’accord de coopération entre le gouvernement de la République française et les gouvernements des États membres de l’Union monétaire ouest-africaine », 27 novembre 2020, p. 13, [en ligne], https:// www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_afetr/l15b3602_rapport-fond.pdf[Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  12. Fanny PIGEAUD, Ndongo Samba SYLLA, op. cit., p. 183-186.
  13. Ndongo Samba SYLLA, « Fighting Monetary Colonialism in Francophone Africa: Samir Amin’s Contribution Review of African Political Economy, 2021, n°48, vol. 167, p. 32–49.
  14. Hervé AKINOCHO, « Les Togolais sont majoritairement pour une sortie du franc CFA », Afrobaromètre, Dépêche n°276, 7, février 2019, [en ligne], https://www.afrobarometer.org/publication/ad276-les-togolais-sont-majoritairement-pour-une-sortie-du-franc-cfa/ [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  15. Hervé GAYMARD, « Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme », avril 2019, p. 63 et p. 222, [enligne], https://www.vie-publique.fr/rapport/269398-relancer-la-presence-economique-francaise-en-afrique [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  16. « Replay – Macron en Afrique : Les questions des étudiants burkinabè », France 24, 28 novembre 2017, [en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=XTSJqDe5PmM [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  17. « États financiers de la BCEAO. Exercice clos le 31 décembre 2020 », Dakar, BCEAO, 2021, p. 45.
  18. Jean François MBAYE, op. cit., p. 26, [en ligne], https://www.bceao.int/sites/default/files/2021-04/BCEAO_Etats%20financiers%20au%2031%20de%CC%81cembre%202020.pdf [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  19. C’est moi qui souligne.
  20. Fanny PIGEAUD, et Ndongo Samba SYLLA, « Franc CFA : la farce de mauvais goût de Macron et Ouattara », CODESRIA Bulletin Online, No. 8, avril 2021, [en ligne], https://journals.codesria.org/index.php/codesriabulletin/article/view/51 [Dernière consultation le 2 octobre 2021].
  21. Ibid. p. 24.

Ndongo Samba SYLLA, “À quand le requiem du colonialisme monétaire français ?”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp. 100-113. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/a-quand-le-requiem-du-colonialisme-monetaire-francais/