Coups fourrés et diplomatie, le chaos françafricain qui nous pend au nez

Mamadou Alpha Diallo, “Coups fourrés et diplomatie : le chaos françafricain qui nous pend au nez”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp.22-33. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/coups-fourres-et-diplomatie-le-chaos-francafricain-qui-nous-pend-au-nez/

 

« Ce qui m’a amené ici, c’est le vieux débat pour l’émancipation du cadre ancien imposé en Afrique par la constitution française de 1958. En fait, la bataille pour l’indépendance réelle… La constitution de la Ve République a attribué aux anciennes colonies de la France un statut de fausse indépendance, où les affaires étrangères, la défense, la monnaie ainsi que l’enseignement supérieur restaient entre les mains de Paris »

                                                                                              Laurent Gbabo et François Mattel, Libre : Pour la vérité et la justice

 

Ces mots de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo posent le vrai débat quant aux défis des relations internationales au XXIe siècle, débat aussi vieux que les actuels États africains. S’agissant de l’Afrique francophone, il va sans dire qu’ils soulignent de façon précise la question de l’émancipation et de l’indépendance réelle des pays africains : en d’autres termes, comment et quand reprendre le contrôle effectif des quatre principaux piliers de l’indépendance que le système colonial français a octroyé à la France, en connaissance de cause : affaires étrangères, défense, monnaie et enseignement supérieur ? Il va sans dire que ces quatre secteurs sont de loin les plus importants piliers qui soutiennent l’échafaudage d’un État indépendant. C’est en s’appuyant sur un tel dispositif de contrôle, que Macron a décidé unilatéralement d’organiser une rencontre avec les « représentants de la jeunesse africaine ». Et cela, au grand dam des chefs d’État africains, habituellement partie prenante de ces grandes messes de retrouvailles instituées depuis les indépendances. Nul doute que le sommet de Montpellier poursuit l’objectif de prolonger la confiscation de la souveraineté des pays africains par la France. L’utilisation de la jeunesse à des fins de stratégies du contrôle impérial est devenue depuis ces dernières années, une pratique courante dans les relations internationales et dans la diplomatie occidentale. Notre hypothèse est la suivante : si les jeunesses africaines sont à la base des mobilisations politiques et politisées contre la confiscation de l’indépendance de leurs pays et par là même de leur futur, le sommet de Montpellier, poursuit alors un objectif de cooptation, de contrôle des mouvements sociaux politisés qui émergent sur le continent depuis plusieurs années. À vrai dire, la jeunesse constitue moins la préoccupation du pouvoir français qu’un prétexte si l’on s’en tient à l’âge médian des intellectuels sollicités (54 ans en moyenne) là où la moyenne d’âge en Afrique est de 18,7 ans. Selon Achille Mbembe, missionné et chargé de le préparer, Emmanuel Macron voudrait « au cours de ce sommet avoir un dialogue direct et ouvert avec les jeunes générations. Le but de ce dialogue est d’interroger les fondamentaux de cette relation aux fins de la redéfinir ensemble » (Juompan-Yakam, 2021).

Cette affirmation montre en premier lieu qu’il s’agit d’une rencontre entre l’actuel président français et « la jeunesse africaine » et non pas entre la France et les pays de l’Afrique ou leurs représentants. Selon Mbembe « pour que l’échange avec le président Macron lors du sommet de Montpellier soit productif, il faut qu’il se fasse sur la base de propositions fortes, voire décoiffantes »Il ne s’agit pas de changer la dynamique des rapports de domination antérieurs, mais simplement de modus operandi, remodelé pour les besoins du moment présent et futur. L’objet de notre réflexion est de montrer d’abord que cette approche par le « dialogue avec la jeunesse » n’est guère nouvelle si l’on se place dans la perspective d’une diplomatie d’influence occidentale de défense de la démocratie impériale (Mbeko, 2016). C’est d’ailleurs la même stratégie qui a été utilisée en Afrique du Nord durant les « printemps arabes » et que Mbeko nomme « printemps américains dans le monde arabe1 » ; cette même stratégie a, entre autres, permis l’assassinat du colonel Kadhafi en Libye en 20112. Ensuite, il nous faut analyser le rôle et la formation des intellectuels comme Achille Mbembe, « acteurs apparents » préparés pour permettre à la France, le moment venu, de préserver ses intérêts vitaux au nom du sacro-saint principe de la « démocratie ». Enfin, nous analyserons les possibles impacts sociopolitiques, économiques et sécuritaires qui résultent de ce dialogue.

Dialoguer avec la jeunesse : une ancienne diplomatie occidentale de défense de la démocratie impériale

L’utilisation de la jeunesse pour défendre les intérêts de l’impérialisme, du colonialisme et du néocolonialisme n’est guère une nouveauté en politique internationale. Il ne faut pas oublier que l’instabilité politique (coups d’État militaires, rébellions, mouvements séparatistes), sociale et économique du continent africain depuis l’indépendance et particulièrement durant la guerre froide a été l’œuvre de mouvements de jeunesse appuyés, selon les contextes, par les puissances du Nord. La fin du monde bipolaire et l’imposition du modèle américain ont vu l’émergence de « révolutions de couleur » (Shangina, 2017). Ces révolutions, encore qualifiées de « transition non violente du pouvoir », ont dominé l’ordre international post-Berlin et enrichi le lexique de la politique internationale (Serbie en 2000, Géorgie en 2003, Ukraine en 2004) (Genté, 2008). La promotion du modèle démocratique occidental en est devenue le principal argument brandi par un certain nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) créées pour légitimer les actions des grandes puissances. Au nombre de ces organisations, l’Institution Albert Einstein, qui a pour mission de faire progresser au niveau international l’étude et l’utilisation stratégique de l’action non-violente lors des conflits (Sharp, 2009). Selon Sharp, l’institut se consacre à défendre les libertés et les institutions démocratiques. Il s’oppose par ailleurs à l’oppression sous toutes ses formes, dictatures, génocides, etc.

Publié initialement à Bangkok en 1993, par le comité pour la restauration de la démocratie en Birmanie, le livre de Gene Sharp, intitulé De la dictature à la démocratie. Un cadre conceptuel pour la libération3, est rapidement devenu un des principaux instruments d’infiltration autant que de contrôle des mouvements sociaux qui ont émergé après la guerre froide. « Dialoguer » avec les jeunes constitue par conséquent, une forme ancienne d’espace diplomatique souple déjà utilisée pour influencer et contrôler de manière indirecte certains segments représentatifs d’une population. D’un point de vue diplomatique, le choix du président français d’un dialogue bilatéral ne relève nullement du hasard ; il revient indirectement à nier la légitimité des présidents africains ou plutôt à faire en apparence fi d’un soutien par trop encombrant. Ce « tête à tête » avec la « société civile africaine » est d’autant plus préoccupant dans la mesure où la métropole cherche en réalité à reprendre la main sur les mouvements sociaux qui remettent en cause le cœur de sa politique néo-impériale. Cette invitation au dialogue, accompagnée de discours autour de la démocratisation » et de la libération des peuples du joug de leurs dictateurs, a déjà été expérimentée en Afghanistan et en Irak. Selon Patrick Mbeko (2016, p. 294), les printemps arabes relèveraient d’un processus similaire, savamment conçu par de « machiavéliques Spin doctors » ; ledit processus aurait d’ailleurs réussi au-delà des espérances de ces concepteurs. Le Venezuela constitue un des exemples topiques d’une telle stratégie ayant conduit à une bipolarisation des relations internes à partir de la mobilisation instrumentalisée de jeunes leaders par Juan Guaidó4. Dans la majorité des cas, on a coutume de présenter ces révolutions comme des mouvements « spontanés » ; en réalité, ils s’intègrent dans des stratégies plus globales d’influence. Mbeko (2016, p. 298-299) nous rappelle, s’agissant du Moyen-Orient, que la rhétorique démocratique a généralement servi d’écran de fumée destiné à masquer des velléités de domination d’une région à plus d’un titre stratégique et qui concentre un tiers de la consommation mondiale d’hydrocarbures.

Pour la France de Macron, l’Afrique revêt la même importance (ou plus) géopolitique, géoéconomique et géostratégique que le Moyen-Orient s’agissant des États-Unis, d’où la nécessité d’y étendre un modèle de démocratie contrôlé. Rien donc de très original à Montpellier : Macron et ses collaborateurs ne font que reprendre les vieilles recettes déjà expérimentées au Moyen-Orient pour l’appliquer à l’Afrique où l’image de la France est aussi ternie que celle des États-Unis dans le monde arabe à la veille de l’invasion de l’Irak en 2003. Il est important de rappeler que, si d’un côté les États-Unis et la France font partie du même camp impérial, de l’autre, l’Afrique et le Moyen-Orient ont en commun la longue lutte pour la conquête de l’indépendance vis-à-vis de ces grandes puissances et le long combat contre les pouvoirs autocratiques de leurs gouvernants respectifs. Les révoltes du printemps arabe représenteraient, selon Eugene Rogan (2021), le dernier chapitre d’une lutte centenaire pour un gouvernement transparent et pour un État de droit. C’est dans cette perspective que, lors du sommet de la Ligue arabe qui s’est tenu à Tunis en mai 2004, « les dirigeants arabes, poussés par le régime américain, se sont engagés à approfondir les bases de la démocratie, en accroissant la participation populaire dans les affaires publiques et politiques, en renforçant les droits des femmes et en développant la société civile » (Mbeko, 2016, p. 299).

Achille Mbembe reprend à son compte ce même discours d’approfondissement de la démocratie, protection des libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs, une gestion transparente et une redistribution égalitaire des ressources naturelles, pour justifier l’acceptation de sa mission de collaboration avec Macron. Le sommet de Montpellier entre Emmanuel Macron et la « jeunesse africaine », choisi et organisé par Achille Mbembe et son équipe, prétend lui aussi ouvrir les pages du dernier chapitre de la lutte historique menée par l’Afrique contre l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme et l’interventionnisme occidental depuis des siècles. Les propos tenus par Mbembe en attestent : « bientôt les vieilles postures et les vieux réflexes ne serviront plus à grand-chose et seront sans effet concret sur la nouvelle réalité […] qui nous projette dans un autre cycle de notre histoire commune »Ce changement de cycle historique justifie la disqualification de certaines grilles d’analyses forgées au lendemain de la décolonisation (Juompan-Yakam, 2021). Autrement dit, la « société civile africaine » dont Mbembe se fait désormais le porte-parole travaille avec la France de Macron pour transformer la perception par les Africains des anciennes structures néocoloniales. Pour ce faire, il convient de remettre en cause les bases critiques, qui ont permis depuis les indépendances de conscientiser les Africains sur les effets néfastes de la Françafrique. En somme, si nous considérons le contenu de l’interview donnée par Achille Mbembe pour expliquer les raisons de son accord pour préparer le sommet de Montpellier, on se rend compte qu’il est ancré dans le même processus ayant conduit à la déstabilisation, économique, politique et sociale des pays d’Europe de l’Est. C’est pourquoi le discours d’Achille Mbembe ne constitue au fond qu’un recyclage des principes de la théorie du changement de régime sans violence (Sharp, 2009; Gough & Hurd, 2003), qui guident la diplomatie impériale depuis la fin de la guerre froide et particulièrement, depuis le début de la guerre globale contre le terrorisme lancée par les Américains après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

 

Federico Mayor dans la préface du livre de Gene Sharp (2009) affirme ceci :

« Résister, c’est le début de la victoire, a déclaré Adolf Pérez Esquivel. C’est effectivement le début d’une grande transition à l’aube du XXIe siècle, de sujets soumis à citoyens, de spectateurs impassibles à acteurs. La résistance civile pour vaincre l’oppression, l’imposition, la violence de l’indiscutable…De la peur et la résignation à l’action résolue. »

 

Ces lignes de Mayor rappellent crument l’importance de la société civile dans les transitions du XXIe siècle ainsi que le sens de la résistance encouragée et appuyée par l’occident dans plusieurs pays et régions du monde depuis la fin de la guerre froide. Au fond, cette définition de la résistance n’est valide que si les intérêts de « l’Empire » et de ses alliés internes et externes sont préservés. Dès lors, on comprend mieux que le mouvement opéré par Macron vers la jeunesse africaine qui n’a d’autre but que d’annihiler les forces sociales susceptibles de s’en prendre aux intérêts français. Il s’agit en définitive d’une résistance contre l’Afrique et les Africains comme cela l’a été ailleurs (Europe de l’Est, Moyen-Orient). Pour cela, la France de Macron se charge de désigner des intellectuels et artistes parmi les citoyens français d’origine africaine et des Africains de la diaspora comme Achille Mbembe. Ces intellectuels se chargeront à leur tour de sélectionner des Africains du continent dans des séminaires et séances de formation. Il suffit de regarder de près le mode d’emploi que déroule Mbembe lorsqu’il annonce les débats d’idées que son comité doit organiser dans différents pays du continent :

« On ne pourrait pas organiser des débats dans tous les pays. On en a choisi douze, auxquels s’ajoute la diaspora africaine en France, il y a des citoyens français d’origine africaine et des nationaux africains qui comptent rentrer chez eux une fois leur séjour terminé. Il ne s’agit de rien d’autre que d’ouvrir de larges fenêtres sur le futur. C’est ce que beaucoup d’entre nous, de part et d’autre, demandent depuis plus de soixante ans. C’est aussi et surtout ce qu’exigent les jeunes générations en France et en Afrique. Mon constat est qu’il y a un frémissement. Ce n’était pas le cas lors des derniers épisodes sous Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy ou Hollande. Il y a une fenêtre de tir, très étroite, c’est vrai. Mais il est possible de l’élargir à condition de savoir nous y prendre, de construire de part et d’autre les coalitions qu’il faut, d’introduire dans le jeu de nouveaux acteurs. »

(Juompan-Yakam, 2021)

 

Ces propos de Mbembe montrent que les objectifs du mouvement dont il se fait l’étendard consistent à introduire de nouveaux acteurs politiques choisis parmi les citoyens français d’origine africaine et les nationaux africains de la diaspora qui « comptent rentrer chez eux après leurs séjours », entrer sur la scène politique africaine. Il s’agit d’une formule très connue des milieux de la Françafrique qui, comme le rappelle Gbagbo, n’est pas une idéologie, mais le produit du pragmatisme et de la raison d’État où le dogme s’incarne dans l’intérêt supérieur de la France. L’enjeu pour la France est de conserver son rang parmi les grandes puissances, et de se sauver du triple déclin : politique, militaire et financier (Gbagbo & Mattel, 2018, p. 33). Comme on le voit, ce triple dilemme constitue le pilier de la Françafrique depuis l’indépendance : ce qui change c’est la tactique et la manière d’en perpétuer la domination.

Le rôle des intellectuels dans la théorie du regime change

« L’intellectuel est d’abord quelqu’un qui va mettre ses compétences au service de la cité, du politique, de la « polis », des citoyens, et sur ce plan, on a la définition que donnent Deleuze et Foucault de « l’intellectuel spécifique ». Ensuite, aller à l’encontre de cette coupure qui devient dramatique pour la démocratie européenne entre le domaine de l’expertise, les experts et les citoyens. Le troisième rôle qui est le plus difficile est de retrouver cette posture un peu prométhéenne qui est de rouvrir le futur. C’est-à-dire qu’on attend aussi d’eux d’une certaine manière que par l’idéologie, que par l’utopie concrète ils rouvrent un horizon d’attente, un horizon d’espérance qui n’existe plus. »

(Dosse, 2018)

 

L’importance symbolique des intellectuels pour la société, la cité et la politique n’est plus à démontrer, en particulier s’agissant de l’Afrique francophone, largement encore insérée et dépendante de la métropole. Dans le cas des relations entre la France et l’Afrique, l’appel aux intellectuels français d’origine africaine et Africains de la diaspora a pour objectif de rouvrir le chemin des futurs impossibles. Noam Chomsky (2010) nous rappelle que l’intellectuel médiatique est avant tout au service de l’idéologie dominante. Le contexte actuel de défiance à l’égard de la France se prête précisément à cette alliance entre intellectuels et pouvoirs (politiques, médiatiques et économiques).Il est en effet urgent de repenser les relations franco-africaines, dans un temps marqué par des contestations, des réactions des populations africaines et françaises face au régime néocolonial de la Françafrique. L’impopularité de la France impériale ainsi que les modus operandi du système néocolonial français (coups d’États, assassinats, opérations de subversion), expliquent aisément le « changement » d’interlocuteurs mis en scène à Montpellier pour tenter de rouvrir le chemin du futur de la Françafrique. Ainsi, selon Achille Mbembe, chargé de piloter le sommet de Montpellier :

« Sur le plan politique, plusieurs d’entre nous, en Afrique et en France, sont d’accord avec Macron. Il est plus que temps de revisiter ce qu’il appelle les fondamentaux de cette relation. Ce qu’il entend par « les fondamentaux » est, pour le moment, suffisamment ouvert pour qu’on puisse contribuer à sa définition. C’est dans tous les cas, un projet nécessaire et raisonnable, dont la réalisation s’effectuera sur le temps relativement long. La mission est une mission ponctuelle et de bon sens. L’Afrique doit y pouvoir trouver son intérêt à condition que nous sachions ce que nous voulons et que de zones de rencontres mutuelles se multiplient. »

(Juompan-Yakam, 2021)

 

Une telle affirmation montre d’un côté, la fragilité des arguments de dialogue que le sommet prétend tenir, dans la mesure où, Macron et son collaborateur, Achille Mbembe semblent ignorer les fondamentaux de la relation qu’ils proposent de revisiter. On perçoit d’un autre côté un manque de sincérité de la part de l’intellectuel5 Mbembe, quand il affirme : « dans tous les cas c’est un projet nécessaire et raisonnable » alors qu’il semble ignorer le sens et le contenu des « fondamentaux » qu’il est pourtant chargé de piloter. Cela dénote sans aucun doute le choix d’accepter d’être un intellectuel au service des intérêts dominants. A-t-on réellement besoin de revisiter les fondamentaux d’une relation qui est à la base de l’assassinat de l’indépendance politique, économique, socioculturelle et géopolitique du continent, berceau de l’humanité ? Une relation qui a conduit à l’assassinat de nos principaux leaders politiques : Aline Sitoé Diatta, Silvanus Olimpio, Um Nyobe, Félix Moumié, Barthélémy Boganda Mehdi Ben Barka, Amilcar Cabral, Albert Luthuli, El Hadj Oumar Foutiyou Tall, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, pour ne citer que ceux-là, et aux interminables guerres civiles au Tchad, en Centrafrique, au Congo, au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Sahel ?

Quels sont les possibles impacts de ce dialogue entre Macron et la Jeunesse africaine ?

« Face à l’avenir incertain, il n’y a pas de meilleur guide que le passé. Les décideurs politiques occidentaux doivent accorder beaucoup plus d’attention à l’histoire s’ils veulent comprendre les racines du printemps arabe et discuter des terribles défis auxquels le monde arabe est confronté après 2011. »

(Rogan, 2021, p. 16)

 

Cette citation de Rogan nous rappelle l’importance de l’histoire dans la compréhension du printemps arabe, mais aussi peut servir d’illustration dans les relations entre la France et l’Afrique, dans la mesure où les bases de la préparation, de l’exécution ainsi que les conséquences de ce processus sont récentes et bien connues des Africains. Comme on l’a montré tout au long de cette réflexion, les mouvements politiques et politisés qui ont secoué l’Europe de l’Est, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, à partir de l’application de la théorie du changement de régime (Genté, 2008; Gough & Hurd, 2003; Sharp, 2009), s’inspirent des mouvements de luttes non-violentes menés par des figures telles que Gandhi, Martin Luther King, mais adaptés au contexte et intérêts géopolitique des dominants du système international actuel. La synthèse par Gene Sharp à destination des guérilleros en Birmanie, circulera librement place Tahrir en 2011, mais avant cela, ses lecteurs étaient les révolutionnaires des Balkans, d’Iran et d’Europe de l’Est. Les sorties médiatiques d’Achille Mbembe chargé de piloter le sommet de Montpelier, montrent qu’il y a de nouveaux lecteurs de Sharp et il n’y a pas mieux pour en faire l’exégèse et transmettre ce savoir « sharpien » qu’un universitaire et intellectuel de grande renommée.

Aussi, les possibles impacts de ce dialogue instauré entre Macron et la « Jeunesse africaine », s’étalent sur le moyen et long terme. Ils ont pour objectif d’entraîner des changements politiques contrôlés à partir de l’extérieur. Il faut bien avoir à l’esprit qu’« un mouvement non violent n’est pas qu’un mouvement pacifique ; il s’inspire aussi des techniques de combats militaires avec des moyens d’actions civiques », admis et assimilés à la démocratie » (Helvey, 2004). Selon Mbeko (2016), la lutte non violente (pensée par Sharp-Helvey) favorise la légitimation de certaines activités subversives, intrinsèquement non-démocratiques. Un regard attentif sur l’histoire de l’application de ces théories, montre que les troubles politiques, sociaux internes constituent la dernière étape préconisée par Sharp6. Dans le cas des mouvements des Printemps arabes, Patrick Mbeko nous rappelle, qu’au moment où les membres de la Ligue arabe sous haute surveillance des États-Unis s’engageaient « à approfondir la démocratie », des séminaires de formation à la mobilisation non violente étaient offerts à des jeunes activistes arabes de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA), par des organismes américains d’exportation de la démocratie7. Dans le cas de l’Afrique, ce mouvement est déjà en marche si l’on s’en tient aux propos de Mbembe relatifs aux mouvements de résistance en Afrique :

« Tout autour de nous, de nouveaux acteurs que nuls ne contrôle entièrement surgissent. C’est le cas du Sahel, en Centre Afrique, en Libye, au Congo et ailleurs. De nouveaux débats s’esquissent, par exemple sur les réseaux sociaux autour d’enjeux neufs. Les terrains d’affrontement ne cessent de se déplacer. Ils ne sont plus exactement les mêmes que ceux d’hier. Pour y participer activement, de manière méthodique, à la définition des termes de ce réalignement qui touche aussi le vaste champ de la culture, il faut donc, du côté africain également changer de discours et de paramètres. Bien sûr, on peut le faire depuis les barricades. Mais nous ne sommes pas obligés d’utiliser les mêmes méthodes. Je pense pour ma part que le meilleur moyen d’aller de l’avant, c’est de rallier le plus grand nombre autour de propositions fortes, qui étonnent et qui sont susceptibles de provoquer une série de déclics.»

 (Juompan-Yakam, 2021)

 

Nul doute que la « société civile » dont Achille Mbembe se fait le porte-parole demeure attentive aux nouveaux acteurs qui secouent le continent africain ; ces mouvements « que personnes ne contrôle » ont été et continuent d’être appuyés par l’Occident dont la France de Macron comme l’a si bien montré Patrick Mbeko. Lorsque Mbembe évoque les débats qui s’esquissent sur réseaux sociaux, puis suggère une « participation active et méthodique », il faut comprendre, à la lumière des théories de Sharp, que la « société civile » dont il se fait le porte-parole se donne aussi pour rôle de reprendre le contrôle sur les mouvements sociaux évoqués. Plus grave encore est peut-être la dernière phrase : « rallier le plus grand nombre autour de propositions fortes qui étonnent et provoquent une série de déclics » qui s’inscrit dans la même logique des méthodes du regime change appliquées aussi bien en Europe de l’Est que dans la région MENA à ceci près que la France ne cherche pas à se débarrasser des anciennes dictatures mais simplement à enrichir son lexique de domination.

En définitive, la lutte non-violente constitue un moyen complexe et multiforme incluant des armes de nature psychologique, sociale, économique et politique (Sharp, 2009, p. 56). Ce mouvement, initié par Macron et piloté par Achille Mbembe se pense en réalité comme un contre-feu des mouvements sociaux qui émergent de plus en plus ici et là, réclamant davantage d’indépendance, de transparence dans la gestion des affaires publiques, de panafricanisme, de respect des règles démocratiques par les chefs d’États africains, mais surtout, la fin des structures néocoloniales de la Françafrique. Si ce pari est réussi par Macron et ses alliés, le continent africain risque au meilleur des cas, de voir à nouveau ses aspirations démocratiques « kidnappées » par les tenants du soft power (NYE, 2004) des réseaux sociaux mise en œuvre par leurs alliés africains ou français. Dans le pire des cas, nous risquons, dans les prochaines années de voir nos pays, sombrer dans des guerres civiles (déjà en cours dans le Sahel), justifiées selon les termes de Mbembe par des « propositions fortes, étonnantes et qui provoquent des déclics ».

 

Notes

  1. Voir également Horace CAMPBELL, Global NATO and the Catastrophic Failure in Libya, New York, Monthly Review Press, 2013.
  2. Ce qui ne veut nullement dire en soi que ce régime n’était pas une dictature. Notre propos rend compte simplement des stratégies de déstabilisations utilisées parles puissances occidentales en ayant recours à l’instrumentalisation des « sociétés civiles ». On s’en doute, celles-ci sont à la fois traversées par de véritables mouvements progressistes, mais elles peuvent aussi être investies par des puissances étrangères.
  3. David LANE, « “Coloured Revolution” as a Political Phenomenon », Journal of Communist Studies and Transition Politics, 2009, vol. 25, n° 2-3, p. 113-135, [en ligne], https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/13523270902860295 [Dernière consultation le 13 août 2021]; David LANE and Stephen WHITE (dir.), Rethinking the “Coloured Revolutions”, Milton Park, Routledge, 2012.
  4. Alpha DIALLO, « Venezuela y América Latina: ¿la última fase de la geopolítica de la democracia imperial? in Fernando R. WIMER et al (dir.) Il Jornadas Interdisciplinarias de Estudios Sociales Latinoamericanos, 2020, [en ligne], https://gieptalc.org/es/encrucijadas-latinoamericanas/ [Dernière consultation le 21 septembre 2021].
  5. Il est inhabituel de voir un enseignant chercheur et auteur de plusieurs œuvres et articles scientifiques, tel qu’Achille Mbembe, évoquer un thème sans en définir le contenu. Ainsi, dire que ce que Macron entend par « fondamentaux » est ouvert, c’est manquer de transparence.
  6. C’est dans ce sens que le colonel Robert Helvey a été par exemple, envoyé en 2000 à Belgrade, pour former les membres du mouvement Otpor, qui se chargeront du travail du changement de régime en Serbie et en Yougoslavie.
  7. L’agence Américaine pour le Développement International (USAID), la National Endowment For Democracy (NED) et ses deux branches : l’International Institute for International Affairs (NDI) et Albert Einstein Institution , la Freedom House (FH) et l’Open Society Institute (OSI).

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