Pour espérer faire saisir la genèse politique de cet ouvrage, l’on pourrait simplement arguer qu’il s’agit d’une prise de parole partagée, la légitime nécessité d’un espace de conviction et du dire libéré des appréhensions de la bien-pensance. Il s’agit ici de récupérer au sein d’un cercle de chercheur.e.s, écrivain.e.s, journalistes et de militant.e.s, la possibilité d’un discours franc qui échappe aux circonlocutions d’experts et d’analystes habitués à l’exercice de la doxa, à l’usurpation et à la confiscation symbolique de la parole.
Dire, écrire et dénoncer l’absurdité des relations Afrique-France ! Puisqu’assurément les contributrices et contributeurs de ce livre n’en sont pas à jeter leur gourme sur l’immense champ des luttes pour l’autonomie et la souveraineté des peuples opprimés du continent et d’ailleurs. Et pour tout dire, l’un ou l’autre aurait bien pu se consacrer à des combats constructifs qui ne soient pas dans la réaction contre… un sommet, encore un, celui de l’Afrique-France, qui a priori sombrera très vite dans l’oubli. La réponse au jeu aurait été simple : ignorer superbement et avec un certain mépris, le défilé des sommets pipés de la gouvernance mondiale où continue de s’appliquer le principe du monologue dialogique entre pots de terre et pots de fer, et le métronome, la baguette du chef d’orchestre, ce martellement régulier du triptyque : « Tu as été vaincu ; tais-toi ; c’est moi qui nomme ».
Cependant, il y a des silences qui, dans l’épaisseur de leur tissu, racontent une maladroite bienveillance, une complicité sourde. Parfois le non-choix devient un choix, alors l’on plie le voile et l’on abandonne le timon pour refuser ouvertement la forfaiture. Parce que parfois, il n’y a que l’intransigeance qui rend digne, surtout lorsqu’il s’agit d’Afrique, celle-là qui a besoin de notre intransigeance ! Surtout quand tant d’autres transigent sur son dos ! Alors naît un immense parchemin aux attributs de palimpseste, sans doute mû par le ras-le-bol à exprimer ensemble, comme un seul cri d’indignation, parfois de colère, ou de stupéfaction.
Un questionnement lancinant parcourt en filigrane ces pages que le lecteur s’apprête à découvrir : mais pourquoi donc Macron se permet-il d’organiser, en faisant fi du respect dû à ses pairs, un grand débat public à Montpellier où il convoque le 8 octobre 2021 sa société civile africaine et ses « éminents intellectuels africains » ? Pourquoi donc Achille Mbembe, missionné par le même Macron, a-t-il accepté de jouer dans cette affaire le rôle du maître de cérémonie en embarquant dans son sillage un parterre de penseurs d’horizons disciplinaires divers dont on dit qu’ils sont une nouvelle jeunesse africaine ? Et pourquoi donc s’entête-t-on à reproduire les mêmes schémas qui installent de façon quasi pérenne une vassalité d’inspiration parfois raciste telle que le rappellent encore les mots prémonitoires d’Odile Tobner, partagés trente-trois ans plus tôt ? Pourquoi donc cette espèce de reddition suicidaire collective qui ne dira jamais assez l’impuissance de ceux n’ayant pas suffisamment intégré dans leur analyse la pensée du système-monde, le même système qui les a générés, système ondoyant et divers dans ses visages et liens insécables d’anges et de démons ; mais système constant dans le type de relation de domination qu’il établit.
Les faits semblent devenir un catéchisme que l’on ne se raconte plus seulement sous l’auvent des messes, des cathédrales et des conciliabules d’initiés. Les relations entre la France, ancienne puissance colonisatrice, et l’Afrique dont un certain nombre de pays autrefois sous le joug de la métropole, nous ont habitués à une constante : leur incongruité dangereuse.
L’évidence c’est que de nouveaux contextes géopolitiques et géostratégiques caractérisés par l’exacerbation des conflits entre puissances, laissent émerger d’énormes blocs d’iceberg et affleurer de nouvelles stratégies de contrôle et de domination qui servent à maintenir les mêmes paradigmes sous un visage nouveau.
Contrôles et vassalisations se perpétuent au rythme des diktats habituels, les coups d’État militaires ou constitutionnels adoubés ou contrés selon le sacro-saint principe des intérêts de la métropole. En diplomatie, si à une époque prévalaient les mots saillants du discours paternaliste les caractérisant, tels que « mission d’aide et de coopération », intervention humanitaire, ingérence et guerres justes, défense d’alliés ou partenariat gagnant-gagnant, ces temps-ci semblent devoir se justifier, et cela comme allant de soi, par tout ce que sous-entend la formule : « la France agit dans le cadre de ses intérêts ».
Les mutations s’opèrent, orientent les politiques bilatérales et multilatérales, les diverses officines spécialisées créent des stratégies de perpétuelle domination, la diplomatie des barbouzes s’implante et conduit vers une espèce de stratégie du soft-power s’appuyant sur une diplomatie parallèle engageant des individualités africaines (penseurs, écrivains, artistes, entrepreneurs, etc.) dans des missions définies par la métropole. L’Africanisation de la pensée hégémonique démontre par ailleurs l’importance de l’instrumentalisation des outils et des espaces de la connaissance.
L’on migre aussi du phénomène de la présence militaire (bases pré-positionnées), des interventions sporadiques ou opérations (sous le couvert d’accords bilatéraux) auxquelles certaines capitales africaines sont accoutumées, vers les déploiements militaires à grande échelle impliquant d’autres pays européens, des alliés du Moyen-Orient, une présence numérique accrue, imposant au continent, par le jeu d’intervention par procuration, la désagrégation des États-nations.
Sur le plan économique, la libéralisation des marchés phagocyte les capitaux et investissements locaux, publics ou privés détruit les initiatives productives collectives ; éclate les tissus économiques locaux ; paralyse les dynamiques internes aux pays et régions ; accroît dettes et dépendances ; accélère le pillage des ressources naturelles ; institutionnalise la prédation de multinationales et de grands groupes français, de plus en plus dépassés par la concurrence mondiale ; tout cela dans une logique asymétrique qui maintient l’Afrique dans une dynamique économique extractive de type néo-impérial, logique presque entendue et acceptée au nom du libéralisme mondialisé.
Enfin, outre le long rosaire des maux à égrener, le point saillant aujourd’hui c’est qu’une jeunesse avide d’autonomie et de dignité se dresse, prête à tout pour provoquer un changement profond et prendre en main son destin. Il suffit de se rendre compte de sa mobilisation contre l’épineuse question du Franc CFA…
De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français, rassemble une vingtaine d’articles écrits dans le feu de l’engagement sans faille pour la lutte anti-impérialiste. Cette démarche collective et solidaire jette un faisceau sur l’histoire et les contextes actuels dans la relation France-Afrique. C’est également le lieu d’esquisses de chemins de traverses vers la souveraineté totale des peuples africains et leur autonomie d’action et de penser. Tout cela dans une démarche qui allie à la fois le souci de donner libre cours à la créativité intellectuelle, la rigueur scientifique, l’impératif à coller aux faits et la volonté de produire des discours accessibles au grand public, pouvant lui permettre de trouver des réponses probantes dans sa quête de savoirs.
Le Collectif pour le Renouveau Africain (CORA), en lançant ce projet, réitère sa détermination à aller jusqu’au bout de ses objectifs majeurs : être un collectif d’intellectuels panafricains reflétant la diversité régionale et linguistique du continent et de sa diaspora et ouvert à un large éventail de ressources humaines et de pratiques épistémiques ; favoriser une culture de solidarité, d’échanges constructifs et de participation active au service des populations africaines ; produire des recherches de qualité, en recommander les résultats le plus largement possible aux décideurs politiques, aux institutions nationales et régionales, aux organisations internationales, à la société civile et aux médias, et soutenir leur mise en œuvre ; agir en tant que sentinelle par rapport à la situation actuelle du continent africain et de ses institutions, en mettant à disposition des idées et des connaissances spécialisées en faveur d’un changement qualitatif dans la vie des Africains.
Puisse ce recueil apporter sa part de vérité et être pleinement un lieu de partage de savoirs éprouvés au service de la libération du continent africain et du genre humain !