Le sens de l’histoire

Cheick Oumar Sissoko, “Le sens de l’histoire”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp.62-69. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/le-sens-de-lhistoire/

Le 18 juin 1940, depuis Londres où il s’était exilé avec d’autres compatriotes résistants, le Général Charles de Gaulle, sous-secrétaire d’État de la France à la Défense et à la Guerre, face à l’invasion de son pays par la Wehrmacht — forces armées du IIIe Reich allemand dirigé par le régime nazi d’Adolph Hitler — lança un appel historique au peuple de France, aux patriotes et à toute la nation française, les exhortant à une mobilisation générale pour défendre leur patrie contre l’occupant étranger. C’était en réaction au discours adressé la veille aux troupes françaises par le Maréchal Pétain. Le nouveau Chef de gouvernement français qu’il était devenu, leur donna l’ordre de cesser le combat à la suite de sa demande d’armistice à l’Allemagne. De Gaulle quant à lui affirma que la France, après avoir perdu la bataille dans l’hexagone, pouvait gagner la guerre en s’appuyant sur son vaste empire colonial, en s’alliant avec la Grande Bretagne maîtresse des mers et avec les États-Unis d’Amérique disposant d’une immense industrie. La suite bien connue, lui donna raison. Le développement de la guerre aboutit à la victoire des Alliés, et à la capitulation de l’Allemagne nazie le 08 mai 1945. « L’appel historique de Londres » était une exigence de l’heure. De Gaulle avait compris et saisi le sens de l’histoire.

Le rôle et la place des peuples africains

Comme lors du premier conflit mondial de 1914 à 1918, les peuples africains de l’empire colonial français prirent une part active à cette libération de la France du joug de l’Allemagne nazie. L’apport de ses ressources économiques, son soutien politique et l’utilisation de son territoire lui ont conféré le statut d’état souverain et légitime en tant que partie prenante à la seconde conflagration mondiale de 1939 à 1945. A cela s’est joint le sacrifice de sang de ses tirailleurs sénégalais — tous les Africains engagés sous le drapeau tricolore — intrépides guerriers qui ont fait montre d’une bravoure à nulle autre pareille. Une telle contribution essentielle et inestimable a été consentie par les Africains, nos héros, dans l’espoir qu’à la fin de la guerre, l’état colonial français reconnaîtrait l’indépendance et la souveraineté internationale de leurs pays, conditions nécessaires et indispensables pour récupérer leur dignité et reprendre leur destin en main. Charles de Gaulle en avait pris l’engagement en 1944 à Brazzaville la capitale d’alors de la France libre. Le 18 juin 2021, date anniversaire de l’appel historique, aurait donc pu être un grand moment de commémoration et de célébration de cette solidarité exemplaire entre le peuple français et les peuples africains, construite il y a quatre-vingt et une années dans le sang et la sueur.

Mais hélas, fort malheureusement, notre Général, patriote, intransigeant, lucide et clairvoyant au moment de la lutte pour sauver son pays, une fois ce but atteint, plongea immédiatement dans l’aveuglement et l’obscurantisme. En effet, pour assouvir les ambitions égoïstes et le rêve anachronique de la France de maintenir son empire colonial, de Gaulle décida d’aller à contre-courant de l’Histoire. C’est ainsi qu’il s’est perdu dans les dédales de l’empire dominateur, inhumain dans l’exploitation de ses colonies. La défaite de l’armée française à Dien Bien Phu en mai 1954 et la guerre de libération de l’Algérie déclenchée en novembre 1954 par le FLN, étaient pourtant des signes annonciateurs d’une nouvelle époque. Mais en 1958, Charles de Gaulle ne comprit ni cet enseignement, ni le sens de l’histoire que les peuples africains, et les peuples vietnamiens, autres défenseurs de la liberté du monde en 39-45, voulaient opposer à la force brutale de domination et d’oppression qu’ils subissaient.

Les œillères de de Gaulle contre le vent de la liberté en Afrique

Dans son historique tournée africaine de cette année 1958, pour la défense des intérêts de l’État français, Charles de Gaulle portait évidemment les œillères de l’habitus colonial, cette disposition d’esprit faite de complexe de supériorité et de mépris souverain à l’égard des peuples dominés, exploités par le colonialisme français. L’habitus colonial est ancré, cultivé et entretenu depuis des lustres au sein de la classe dirigeante française. Cette idéologie bête, stupide, anachronique, explique comment et de tout temps les présidents français jusqu’à Emmanuel Macron, leurs ambassadeurs et autres administrateurs n’ont jamais vu l’Afrique que comme leur « propriété privée » gardée hier par des gouverneurs des colonies, et aujourd’hui par des présidents faussement élus de nos républiques et adoubés par eux contre la volonté des peuples.

Serait-il étonnant de voir un Emmanuel Macron revendiquer cet héritage? Il ne rate aucune occasion de le vivifier par plaisir et par devoir. Son show de Londres en novembre 2019, où il s’illustra devant ses pairs de l’OTAN pour imposer la rencontre de Pau à nos présidents du G5 Sahel, participe de cela. Il fut précédé par ses écarts de langage à l’université de Ouagadougou, et ailleurs par ses divagations racistes sur les civilisations africaines et nos taux de fécondité élevés. Aux sommets de Pau et Ndjamena, il dicte sa vision sur la guerre au Mali et l’accord d’Alger pour la paix et la réconciliation. Mais les choses ne sont-elles pas en train de changer?

Aujourd’hui, les « pré carrés français » sont convoités, autorisés par le droit international à être envahis par d’autres prédateurs. Et ils le sont. La mondialisation est passée par là. Elle a instruit, avec les programmes d’ajustement structurel, la dérèglementation du fonctionnement de nos économies et leur régulation par les forces du marché qui circulent librement dans le monde pour les besoins d’insertion de nos pays dans le système capitaliste international à la recherche effrénée de surprofits à la vitesse maximale. La voie fut ainsi tracée depuis la création des organisations de Bretton Woods qui pillent depuis 1945 les économies des pays pour les soumettre à la rapacité du capital financier et des multinationales dans l’esprit de l’idéologie néolibérale. Alors malgré le scandaleux franc CFA, et les accords de défense, de coopération aux clauses souvent inconnues, l’Afrique s’est ouverte au monde. Son sous-sol, ses marchés, ses terres, ses fleuves, ses forêts sont effectivement convoités, investis, dévastés dans une concurrence et une exploitation féroces. Les puissances occidentales qui se sont partagé notre continent en 1885-86 à Berlin, autrement dit, les vieux pays industriels en état d’essoufflement, sont dans la nécessité de préserver leurs « pré carrés », sources de leurs richesses aujourd’hui menacées par les BRICS, nouveaux ateliers du monde aux économies plus compétitives. Alors, elles nous agressent comme au 19e siècle, pour mieux nous asservir et sauver leurs économies en compétition féroce entre elles, mais aussi et surtout fortement concurrencées.

Au 19e siècle, le développement du capitalisme avait eu ses exigences : trouver après la traite négrière, des marchés et des matières premières. La « mission civilisatrice » de l’Europe et de l’Église, argument fallacieux pour tromper leur opinion publique, a conduit dans le feu et le sang, la politique de colonisation de nos terres. Au 2le siècle, le déclin des anciens empires coloniaux a aussi eu ses exigences : maintenir toujours l’Afrique comme « propriétés de fait » et dessiner une nouvelle géopolitique. La nouvelle mission, cette fois-ci dite « humanitaire » est en train d’être conduite, comme la première, dans le feu et le sang. La politique de recolonisation passe par la stratégie du chaos mise en place depuis la fin du 20e siècle. La France semble être dans l’urgence de la conduire ainsi. Elle ne peut pas faire autrement avec son stock de dette publique de 2700 milliards d’euros. Les banques et les multinationales lui imposent leur politique de surprofit qui étouffe l’État et appauvrit le peuple français. Emmanuel Macron est leur « machin », imposé pour prendre en charge la politique de ces multinationales, établissements bancaires et financiers, au mieux de leurs intérêts, en lieu et place de François Hollande et Manuel Valls qui furent dégagés pour incapacité notoire. Ainsi, pour expliquer la crise qui frappe le Burkina Faso, le Mali, le Niger et qui a frappé hier la Cote d’Ivoire, les enjeux économiques et géostratégiques de la France sont déterminants.

Et le Mali dans tout ça!

En plus des certitudes déjà établies sur l’existence et l’immensité des richesses du Mali dont certaines sont connues depuis la période coloniale, les nouvelles technologies révèlent que 80% du territoire malien regorge de potentialités énormes : eau, soleil, sable, pétrole, gaz, uranium, or, diamant, coltan, cobalt, lithium, fer, bauxite, manganèse, phosphates, ainsi que 43 millions d’hectares de terres arables. Ne céder ni les terres, ni les marchés, ni les produits du sous-sol, ni l’immense étendue d’eau douce sous le Sahara et encore moins la base géostratégique de Tessalit qui permet de contrôler les routes maritimes des mers et océans autour de l’Afrique, ni d’autres régions riches de ce continent comme l’Afrique centrale, voilà les objectifs de la France néocoloniale de Macron et du capital financier international en perte de vitesse. La France en crise économique et financière voyant sa « chasse gardée » tant convoitée, commence à prendre langue avec une minorité de touareg à la suite de l’assassinat programmé de Mouammar Kadhafi. Elle les engage dans une nouvelle rébellion après celles de 1963 et 1990.

Et le scénario bien huilé se déroule. Le 17 janvier 2012, une nouvelle guerre est imposée au peuple Malien par rebelles et terroristes interposés. Le 24 janvier 2012, le MNLA, les rebelles et les terroristes Ansar Edine de Iyad ag Ghali touareg de Kidal et ancien leader de la rébellion de 1990 attaquent le camp militaire de Aguelhoc dans le nord entre Kidal et Tessalit. Après six jours de combat du 18 au 24 janvier, cent soldats se rendent avec leur capitaine Amadou Traoré. Ils sont attachés, égorgés, éventrés. Deux jours après, le 26 janvier, sur Europe 1, Alain Juppé ministre des affaires étrangères déclare : « Les touareg sont en train d’enregistrer des succès éclatants sur le terrain ». Il est suivi plus tard en 2013 par le ministre de la Défense de Hollande, Jean-Yves Le Drian: « Je le dis pour aujourd’hui et pour demain, les touareg sont nos amis ». En 2013, la France occupe Kidal avec l’opération Serval. Elle en interdit l’entrée à l’armée malienne. Le MNLA pourtant démantelé est reconstitué, fortement assisté, armé et installé à Kidal, devenant ainsi le sanctuaire des rebelles et des terroristes. Dans un jeu de complicité et de division du travail, ils étendent leurs influences et écument les régions frontalières du Burkina, du Mali et du Niger. Le président nigérien, Mahamadou Issoufou dénonce cette situation au Sommet du G5 Sahel à Ouagadougou en septembre 2019. Hélas, en vain. En 2014, le Mali signe un accord de défense qui le lie à son détriment à la France puis en 2015, l’accord pour la paix et la réconciliation avec les rebelles sous l’égide de la France, de l’Algérie et de la communauté internationale qui y dépêche, la MINUSMA, un contingent de fonctionnaires et de militaires des Nations Unies de quatorze mille personnes. La France s’empare des postes clés de MINUSMA, et dans la foulée suscite l’opération Barkhane avec cinq mille cent militaires installés sur cinq bases. Le Mali reste un terrain d’expériences militaires et de massacres de militaires et de civils sur les deux-tiers du territoire. Les écoles, les centres de santé, les administrations y sont fermées. Des villages entiers sont détruits avec dans la foulée, les hordes habituelles de dizaines de milliers de déplacés et d’exilés. Le système de production, de consommation et d’échanges est bloqué, anéanti. Et des dirigeants maliens qui depuis 50 ans, jouent à la valse des compromis et compromissions trahissent à nouveau le pays.

Et pourtant il aurait été possible d’agir autrement…

L’Europe et la France manqueraient-elles de vision et d’intelligence pour ne pas saisir le sens de l’histoire qui montre sans ambages que les peuples africains sont déterminés à écrire eux-mêmes les pages de l’histoire de leur continent. Les responsables politiques de l’Europe et de la France ne peuvent-ils pas comprendre que l’Afrique est le continent le plus proche du leur, par la culture, l’histoire et la géographie? L’Afrique en dehors de son riche patrimoine historique, culturel, humain et spirituel, recèle d’immenses potentialités qui en font le coffre-fort du monde. L’Europe riche de ressources financières, scientifiques, technologiques, a certes besoin des matières premières et des marchés du continent. Tout comme l’Afrique aurait besoin de ses finances, de son savoir-faire technique. Pourquoi n’avoir pas travaillé à générer une dynamique d’échanges mutuellement avantageuse dans le respect et la sincérité. L’habitus colonial ancré, entretenu, resurgit avec la même violence cynique. L’Afrique debout, désormais devra avoir le choix de ses partenaires. C’est un impératif de survie, de vie. Il se fera aujourd’hui ou demain avec les nouvelles classes dirigeantes qu’aucune force, d’où qu’elle vienne, ne pourra empêcher d’agir dans le sens de la volonté et de la dignité des peuples. Il se fera, parce que des dizaines de millions de jeunes gens, filles et garçons debout sur les barricades, refusent de végéter dans la misère et refusent de n’avoir d’alternative que l’aventure à travers le désert du Sahara, les noyades dans la Méditerranée, l’esclavage dans les ferriques voisins, et l’humiliation permanente dans les champs d’Europe. Par conséquent, la France notre partenaire possible doit arrêter sa politique néocoloniale, libérer Kidal, arrêter son soutien à ses mouvements rebelles toujours armés. Elle doit privilégier les rapports d’État à État. L’accord d’Alger auquel elle s’accroche n’en est pas un, ni juridiquement, ni politiquement. Il n’a pas été soumis à un conseil des ministres, encore moins à l’Assemblée nationale du Mali. Et puis pourquoi donc diable devrait-elle constamment s’immiscer dans les affaires entre un autre État et ses citoyens? Elle a ses problèmes avec la Corse, la Nouvelle Calédonie pour ne citer que ces deux cas qui la concernent. Les pays africains s’en mêlent-ils ? Elle-même les règle-t-elle avec la force ? L’autre constat. C’est que dans ces cas-là des exactions et ingérences tonitruantes de la France en Afrique, les Nations Unies restent muettes, ne lâchent pas un mot, cela, malgré les atteintes graves aux libertés individuelles et collectives, malgré les prétendues bévues militaires qui endeuillent des familles civiles parfois prises pour cibles par l’aviation française. Sa politique en Afrique va la conduire irrémédiablement à sa perte. Au Mali, l’histoire s’est mise en branle. Et les dirigeants corrompus, et apatrides habituellement soumis à la métropole n’y pourront rien. C’est le sens de l’histoire. Et dont il nous faut ensemble tirer les leçons. Les Mandinka l’ont fait en 1236 après les conflits meurtriers entre les princes du Mandé et la guerre contre l’empire Sosso. En faisant adopter la Charte du Mandé, ils avaient montré qu’ils avaient saisi le sens de l’histoire et fixé les enseignements et principes qui ont donné la preuve à Kurukan Fuga, que les civilisations africaines portent des valeurs à vocation universelle. Enfin, la Charte du Mandé, préfiguration de la déclaration universelle des droits de l’homme et des formes modernes d’organisation démocratique de la société fondée sur les principes de légalité en droit, de la fraternité et de la solidarité universelle, de l’État-nation pluriethnique et multiculturel, est le signe irréfragable et le symbole incontestable que nous portons une part du destin de l’Humanité.

La jeunesse malienne et africaine, vent debout !

A-t-on besoin de citer les recherches scientifiques de Cheikh Anta Diop? Peut-être rappeler tout simplement que ses découvertes confirmées ultérieurement par d’autres chercheurs africains et non-africains, ont révélé que l’Afrique a été non seulement le berceau de l’humanité, mais qu’en plus, elle a ouvert tous les chantiers du savoir et de la civilisation, et s’est engagée dans une dynamique de construction d’un monde humaniste avant l’intrusion négrière et colonialiste de l’Europe. Ai-je besoin de citer Kwame Nkrumah, le père du panafricanisme et de l’unification du continent dans le cadre d’un État fédéral ? « Africa must Unite » : Les dés sont jetés. Les contours d’une Afrique unie, fédérale qui prendra la place qui lui est due dans le concert des nations modernes, sont esquissés et aujourd’hui plus que jamais c’est aussi une urgence, le projet du siècle! L’Afrique, de ces jeunes debout sur les barricades et qui sont 70% de la population et qui s’enorgueillissent chaque jour de l’histoire de leurs pères et mères héros et résistants, Cheikh Anta Diop, Kwame NKrumah, Modibo Keita, Sékou Touré, Thomas Sankara, Jerry Rawlings, Samora Machel, est née et jamais ne retournera dans la matrice du silence !

L’histoire nous interpelle. Il n’y a aucun doute que nous en saisirons le sens. Nos convictions et nos principes de patriotes nous y engagent. Nous croyons en l’avenir de notre beau continent. Et ce n’est pas, dans ce contexte de libération et de recherche de souveraineté du continent qu’un Sommet françafricain de plus à Montpellier sauverait l’Empire, fut-elle convoquée en accord avec quelques-uns de nos penseurs, dont il est certain que le zèle douteux, peut-être ultime sursaut d’espérance, ne rencontrera que mépris, humiliation. L’Empire a aussi son propre sens de l’Histoire.

Cheick Oumar Sissoko, “Le sens de l’histoire”, dans K. Lamko, A. Niang, N.S. Sylla, L. Zevounou (dir.), De Brazzaville À Montpellier. Regards critiques sur le néocolonialisme français. Collectif pour le Renouveau Africain – CORA Éditions, Dakar, 2021, pp.62-69. Lien URL : https://corafrika.org/chapitres/le-sens-de-lhistoire/